État libéral dégénéré

mis en ligne le 13 décembre 2012
« […] il n’y a pas plus de raisons d’assimiler le libéralisme à tout ce que des libéraux, ou des hommes supposés tels, ont à quelque moment proclamé comme un évangile. Ils peuvent très bien s’être trompés, et dans la mesure où ce qu’ils considéraient comme du libéralisme a eu des conséquences antilibérales, ils se sont certainement trompés. »
C’est ce qu’écrivait Walter Lippmann dans les années 1930. Je découvre l’auteur, et l’existence d’un courant de pensée « néolibéral » bien éloigné de l’image qu’on a tracé de lui dans les milieux de gauche. Je ne vais pas discuter aujourd’hui du contenu de La Cité libre, mais de la surprenante impression de « déjà-vu, déjà-lu » qui m’est apparue à la lecture de ces lignes.
« Ils se sont certainement trompés partout où les conclusions auxquelles ils sont parvenus contredisent leur point de vue originel et viennent à l’encontre de leurs buts. »
Lippmann voulait refonder le libéralisme au nom du libéralisme.
« Le développement du libéralisme récent a eu toutes ces conséquences négatives, et le caractère doctrinaire des derniers libéraux n’a pas permis un réexamen approfondi de leurs erreurs. »
Serge Audier, dans Néo-libéralismes, parle de Lippmann : « Pour le comprendre, il faut renoncer à élucider le sens du libéralisme à partir de ce qu’il est finalement devenu – une idéologie conduisant à l’échec économique et à la souffrance sociale des masses. C’est en vérité une toute autre philosophie qui animait jadis les “pionniers libéraux” dont il faut se remémorer la ferveur évangélique qu’ils mettaient à prêcher que le libre échange était un nouveau bienfait pour l’humanité entière. Aux sources morales et politiques du libéralisme, il n’y a pas le cynisme d’une minorité avide et indifférente aux fléaux sociaux, mais bien un mouvement généreux, fidèle aux plus hauts idéaux universalistes d’émancipation du monde moderne… »
Cela vous rappelle quelque chose ? Au même moment, dans cette fin des années 1930, Léon Trotsky tente de refonder le communisme au nom du communisme.
« Une fois figé dans ses propres erreurs, le libéralisme attira naturellement un nombre excessif d’arrivistes et d’opportunistes médiocres, et rebuta les hommes généreux, braves et clairvoyants. »
Le communisme, devenu stalinisme, attira lui aussi un nombre d’excessifs et de médiocres opportunistes. C’est ce que Trotsky dénonce, avec quasiment les mêmes termes, dans la « promotion Lénine » qui permet à Staline d’intégrer des milliers d’individus au sein du parti, et d’y noyer les quelques survivants de la vieille garde bolchevik.
Bon, où je veux en venir ? Ce n’est pas seulement pour ce parallèle et cette simultanéité. C’est aussi pour leur commun échec. On ne peut réduire un pays, une société, des masses d’individus, à une idéologie. Celle-ci peut intervenir directement ou indirectement sur tous les faits, gestes et pensées des individus qui composent une société, elle n’est pas la société. L’idéologie peut parler économie, elle peut même n’être qu’économisme, elle n’est pas l’économie, elle n’est pas un mode de production. Le libéralisme n’est pas le capitalisme. Les faits sont plus puissants que les mots. L’idéal économique et politique libéral n’a jamais existé. De même pour l’idéal communiste. Leur influence a changé le monde – pas comme le voulaient la plupart de leurs propagandistes – mais revenir à un corpus, à des pratiques idéales d’avant la faillite est illusoire, justement parce que le monde a changé ! Entre autres, il n’est plus disposé à entendre le même discours.
Soixante-dix ans après, le capitalisme n’est pas guéri des défauts dénoncés par Lippmann. Certains de ses défenseurs, des hommes d’État, ont pu se référer à ses analyses, mais d’autres ont poussé à l’extrême les travers qu’il dénonçait. Quatre-vingt ans après 1929 : 2008. L’ampleur du désastre confirme l’impossibilité d’une refondation du capitalisme. Quant au communisme, la réalité des faits est un repoussoir qu’aucun discours ne peut contrer. Mais s’arrêter là serait simplet. Ce n’est pas une conclusion qui rejetterait ces deux idéologies dans les poubelles de l’histoire. C’est l’intro.
« Le mot “libéral” sera peut-être oublié, ceux qui se font appeler “libéraux” devront peut-être retomber dans un silence humilié, mais les nécessités inhérentes au mode de production n’en contraindront pas moins les hommes à redécouvrir et à restaurer les principes essentiels d’une société libérale. » Et pourquoi pas ? Mais ce mode de production sera-t-il encore capitaliste ? (à suivre)