Gibier de bagne : premier livre des éditions Albache

mis en ligne le 6 décembre 2012
Voici une nouvelle venue parmi les éditions libertaires : Albache. Ce mot, tout droit tiré de l’argot du XIXe siècle, renvoie au faux nom que donnaient à la police les vagabonds, les rôdeurs, et tout le petit peuple des faubourgs, harcelé par la flicaille parisienne. En contournant l’injonction à décliner son identité, il s’agit aussi en retour de forcer le pouvoir à mettre bas les masques : l’objectif de ce travail d’édition est ainsi de faire voir ce qui est occulté ou grimé, aussi bien les techniques de pouvoir et les logiques de domination que la parole des sans-voix et leurs pratiques d’émancipation.
Leur premier ouvrage, Les Derniers Forçats, donne à entendre la voix, dérangeante et oubliée, de deux bagnards du XXe siècle, Henry Marty et Philippe Martinez. Car le bagne n’est pas seulement l’épopée flamboyante et tragique d’anarchistes de la Belle époque. Le dernier convoi de rapatriements part pour la France en 1953. Nombre de forçats restent sur place, après des décennies dans les camps. Les éditions Albache ont ici choisi de publier les récits inédits de deux forçats envoyés pour mourir aux bagnes de Guyane, deux moribonds à l’hôpital André-Bouron de Saint-Laurent-du-Maroni qui racontent leur vie brisée par le bagne, sur des cahiers d’écoliers. Ici, pas de mise à distance intellectuelle ou de grande analyse politique : nous sommes confrontés à des témoignages directs et violents, entrecoupés de bouffées délirantes, enfiévrées, racistes, souvent troublantes.
Deux hommes inconnus, parmi les milliers envoyés au bagne qui ne se sont pas autorisés à écrire. Pourtant, lorsqu’une journaliste leur demande des témoignages écrits à la suite d’un séjour en Guyane, leur plume glisse sur les pages de carnets, s’affranchissant des questions qui leur sont initialement posées. Ils nous livrent des récits denses, préfacés et annotés de manière utile et fine dans la présente édition. Le style est direct et spontané, les propos crus, parfois cruels. On retrouve sur le papier la colère, les regrets et l’amertume de ces hommes qui attendent désespérément, en 1955, d’être rapatriés. Mais ils n’oublient pas de nous conter leurs exploits – probablement enjolivés – et leurs conditions de survie, les espoirs, les craintes qui jalonnent leurs parcours. De l’île du Diable à l’asile où ils finissent leurs jours, des chantiers forestiers aux rues de la ville de Saint-Laurent-du-Maroni, les deux forçats ont connu les différentes facettes d’un édifice carcéral qui s’emploie à broyer les hommes, loin de l’idéal d’amendement prôné au milieu du xixe siècle par la bourgeoisie au pouvoir.
Si ces textes ne sont pas des essais politiques, ils sont pourtant porteurs d’une conscience de classe, de l’évolution d’une société, d’une époque où l’industrialisation et l’urbanisation créent un monde paupérisé : un monde des bas-fonds, un monde de parias que les pouvoirs exilent sur une terre coloniale honnie et abandonnée. L’écriture parfois hasardeuse, confuse, déstructurée contribue à l’atmosphère de ce livre qui donne la parole à ces bagnards « ordinaires », de ceux dont les procès n’ont pas défrayé la chronique, de ceux qui, par dizaine de milliers, ont dû échanger leur nom contre un matricule. De ceux qui n’ont pas témoigné. Ainsi, ces écrits ne sont pas seulement révélateurs d’une politique coloniale métropolitaine, ils sont aussi les témoins d’une histoire sociale guyanaise. Ils manifestent à la fois la prise du pouvoir sur ces vies de rien, et ce qui résiste, ce qui ne plie pas.
À travers ce premier livre transparaît ainsi un vrai parti pris éditorial : quelque chose comme une tentative de décrypter les logiques de pouvoir du point de vue même de la multitude des sans-voix. D’autres livres sont annoncés : il est question de la diversité des pratiques autogestionnaires, de l’anarchisme espagnol au-delà de 1936, des mouvements de lutte armée au Nigeria… Une affaire à suivre.

Rafael
Groupe Quartier pirate de la Fédération anarchiste