La mémoire d’un vaincu : Cipriano Mera Sanz

mis en ligne le 6 décembre 2012
1690MeraSanzÀ l’entrée de l’été 1936, près de 100 000 travailleurs paralysent le secteur du bâtiment de la région madrilène. Membre du comité de grève, Cipriano Mera, maçon et militant de la CNT, est arrêté début juillet. Il se trouve en prison lorsque le soulèvement militaire impulsé par le général Franco éclate. Libéré le 19 juillet par ses camarades, il se distingue aussitôt par ses qualités de combattant et de stratège au sein d’une colonne anarchiste qui s’emparera très vite des villes, villages et territoires de Castille tombés entre les mains de la Garde civile et des militaires factieux aux premières heures du coup d’État.
Dès lors, Cipriano Mera ne quittera plus le front de guerre jusqu’à la défaite finale du camp républicain, s’illustrant notamment lors de la célèbre bataille de Guadalajara où, avec ses soldats et en désaccord avec le commandement militaire de son propre camp, il mit en déroute les troupes franquistes et leurs alliés fascistes italiens.
La légendaire répugnance éprouvée par les libertaires envers tout ce qui touche au militarisme explique à n’en pas douter que les témoignages directs des combattants de la CNT et de la FAI quant au déroulement de la guerre et à leur participation aux combats, pourtant massive, aient été particulièrement rares, voire quasi inexistants. On comprend aisément qu’après la fin des combats et l’exil qui s’ensuivit l’accent ait été mis sur l’œuvre constructive, indiscutablement unique et formidable, réalisée par les militants de ces deux organisations, entre 1936 et 1939, dans les domaines de la collectivisation agraire et de la socialisation de l’industrie. Cette absence de témoignages aura hélas pour néfaste conséquence de laisser place, dans ce domaine, côté dit républicain, aux seuls historiens-faussaires communistes, qui s’appliqueront avec constance à travestir les faits, à minimiser cette participation active des libertaires à la lutte armée, à calomnier, à salir.
Les Mémoires de Cipriano Mera, publiés dans sa langue maternelle en 1976 et enfin disponibles en français 1, viennent donc heureusement combler une importante lacune. Ils permettront au lecteur de ce côté-ci des Pyrénées de mieux comprendre comment l’immense espoir de voir enfin triompher une révolution digne de ce nom tourna à la tragédie. Cette lecture ne sera pas non plus sans faire naître certaines interrogations et nécessaires réflexions, chez les libertaires appelant à la révolution comme à une partie de plaisir, sur la guerre, l’exercice de la violence, l’ordre, la discipline, le commandement, l’obéissance, autant de notions assez étrangères au vocabulaire courant des anarchistes, mais auxquelles les compagnons espagnols furent confrontés.
Émanant du cœur des combats menés contre le fascisme espagnol, le témoignage de Cipriano Mera permet de mieux cerner les graves questions posées au mouvement libertaire au cours de la guerre civile. Sur la très controversée militarisation des milices, par exemple, à laquelle Mera se ralliera pleinement, après avoir été partisan d’une autodiscipline qui n’allait hélas pas sans problèmes. Cette transformation des milices en une armée classique eut, bien sûr, de funestes conséquences, en permettant aux communistes de se développer, d’avoir une certaine mainmise sur les postes de commandement, tout en se livrant sans désemparer à leur vaste entreprise de trahison. Mais Cipriano Mera ne tait pas non plus le gros problème que causa le comportement parfois puéril et irresponsable des combattants opposés à l’armée de métier, attitude qui dans les faits appelle et justifie, au mieux inconsciemment, l’exercice d’une autorité que par ailleurs on dénonce et rejette. Problème récurrent au sein du mouvement libertaire, reconnaissons-le…
Certains ne manqueront pas, en effet, de qualifier de rudes, voire rigides parfois, les propos ou attitudes de l’homme qui relate ici, avec simplicité, clarté, précision et franchise, ce que fut sa guerre. On ne discutera jamais chez lui, en revanche, le sens aigu de la justice qui l’anime, et une droiture et une honnêteté sans faille. Cela nous vaut quelques pages magnifiques, notamment celles où Cipriano Mera rend compte de son entrevue avec Juan Negrin, alors président du gouvernement républicain et véritable marionnette entre les mains des staliniens espagnols, eux-mêmes sous tutelle moscoutaire. Sans jamais s’attarder longuement à brosser le portrait des principaux personnages qu’il fut amené à côtoyer ou à croiser, Cipriano Mera glisse çà et là quelques indications qui témoignent, selon les cas, de sa sympathie, de sa méfiance ou de sa franche aversion pour eux. Une réelle émotion affleure ainsi des pages consacrées aux derniers instants de vie de Buenaventura Durruti. On ne sera pas surpris, à l’inverse, à travers le rappel de ce que furent leurs basses manœuvres, de son absence manifeste de respect pour les chefs militaires communistes, en premier lieu l’ignoble Lister ou El Campesino (Valentin Gonzalez).
Le sens critique de Cipriano Mera n’épargne toutefois pas les responsables de son propre camp, les camarades ministres anarchistes comme les membres du comité national de la CNT, qu’il exhortera, en vain, à ne pas quitter Madrid à l’heure où le gouvernement, face à l’avancée des troupes franquistes, décidera de quitter la capitale espagnole pour s’installer à Valence.
Ajoutons enfin qu’après la défaite un premier exil en Algérie alors française, son renvoi en Espagne par les autorités de Vichy, sa condamnation à mort par un tribunal militaire, commuée en trente années d’incarcération, puis son second et définitif exil en France, Cipriano Mera, ex-lieutenant-colonel de l’armée de la République espagnole, retrouvera son métier de maçon et finira sa vie sans jamais jouer les héros de la révolution à la mode soviéto-cubaine. Il est bon, à cet égard, de reproduire ici la fin de l’article 2 que Fernando Gomez Pelaez lui consacrait, peu de temps après sa mort, pour la revue que faisait alors paraître le groupe Louise-Michel de la Fédération anarchiste : « Une fois terminé son calvaire, recouvré sa liberté et repris son travail quotidien, il n’accorda aucune importance aux charges et aux missions qu’il avait eu à remplir. Une anecdote est, en ce sens, particulièrement significative. Dans les années 1960, Mera reçut la visite du colonel Perea, un des plus prestigieux militaires républicains espagnols, réfugié au Mexique. Celui-ci sollicita sa collaboration pour mener à bien une romantique tentative insurrectionnelle en Espagne. Mera, tout en éprouvant de la sympathie pour ce projet, lui répondit qu’il ne pouvait lui être d’aucun secours et que le mieux qu’il avait à faire était de prendre contact avec son organisation. Comme Perea insistait et évoquait d’anciens combats victorieux, Mera lui déclara : “Tout ceci c’est le passé. Je ne renoncerai jamais à la lutte, mais je n’accorde aucune valeur aux hauts faits militaires. Je veux dire par là qu’en redevenant ouvrier maçon, comme je l’étais avant la guerre, j’ai remporté mon unique victoire : la truelle. Le reste n’a pas d’intérêt.” Tel était cet exemplaire militant libertaire. »

Juan Roman








1. Cipriano Mera, Guerre, exil et prison d’un anarcho-syndicaliste, éditions Le Coquelicot, Toulouse, 2012. Avec une belle préface de Fernando Gomez Pelaez.
2. Fernando Gomez Pelaez, «Cipriano Mera», La Rue n° 21, 1er trimestre 1976. (NDLR : La revue La Rue est en cours de numérisation, elle sera bientôt disponible sur le site du groupe Louise-Michel de la FA : www.groupe-louise-michel.org.)