Du pouvoir personnel dans ses rapports avec l’adolescence

mis en ligne le 6 décembre 2012
Les soldats romains qui posèrent la couronne impériale sur d’étranges têtes ne firent jamais choix plus curieux qu’en la personne d’un adolescent syrien, que la rumeur donnait pour fils de l’empereur Caracalla. Julia Soemias, sa mère, encouragea, on s’en doute, cette rumeur. Quelle qu’eût été la vérité, en portant l’enfant de 14 ans au pouvoir, sa mère et sa grand-mère comptaient bien en exercer la réalité. Mais on ne remet pas sans risques le pouvoir à quelqu’un dont la jeunesse masque les inclinations.
À peine couronné, le nouvel empereur demande en public aux sénateurs si eux aussi se sont fait souvent sodomiser, s’ils en ont beaucoup joui, s’ils ont pénétré des vaches et des oies, s’ils se sont ouverts aux membres des chiens. Après quoi il scandalisa Rome en ordonnant le transfert du feu de Vesta et d’autres objets sacrés de l’Urbs au temple d’Héliogabale, dont en Syrie il était le grandprêtre et dont il prit le nom.
Ce nom laisse transparaître l’étymologie d’El-Gabal, « Seigneur des hauteurs » ; le mot sémitique El, Dieu, se retrouve dans Elohim, Allah, Gabriel, Michel, etc., Gabal se retrouve dans l’arabe djebel, montagne. Les auteurs chrétiens par lesquels nous connaissons sa vie frémissent encore d’indignation qu’il ait ordonné que les rites chrétiens se tinssent en ce temple, eux aussi. Ce décret fut pris au Sénat, en présence de sa mère, la première fois qu’une femme était admise dans l’antique assemblée.
Héliogabale eut cinq femmes, dont, énorme péché, une vestale, prêtresse de Vesta, la déesse romaine dont le feu, entretenu par les vestales qui prêtaient serment de chasteté, ne devait jamais s’éteindre. Une vestale qui laissait s’éteindre le feu, ou qui couchait avec un homme, plongeait Rome dans la terreur. On la punissait en l’enterrant vivante. Chaque maison romaine était considérée comme un temple à Vesta, déesse du foyer (le focolare, là où se trouve le feu familial) autour duquel au moins une fois par jour la famille se devait de prendre un repas en commun.
Il faut chercher l’explication du feu de Vesta dans la métaphore universelle qui lie le désir sexuel et la flamme. Vesta devient alors la déesse qui circonscrit le désir sexuel (la flamme) des femmes dans les strictes limites de la maison, qui empêche le désir sexuel féminin de courir la place publique, comme le fait pourtant le désir masculin.
Ce mariage occupa moins Héliogabale que les affaires vraiment sérieuses. Ses recruteurs parcouraient Rome, et l’empire même, à la recherche d’hommes au phallus énorme. Il aimait plus que tout être sodomisé, jusqu’aux limites de l’élasticité. Il ouvrit des thermes à l’intérieur même du palais impérial afin de juger avec commodité des anatomies du peuple. Conscient qu’un phallus géant ne garantit pas des goûts homosexuels, il se fit entièrement épiler, afin que le désir, donc la rigidité, des hétérosexuels ne faiblisse pas. On raconte qu’il offrit la moitié de l’empire au médecin qui saurait l’équiper d’un vagin.
Il vendait sans se cacher toutes les dignités que l’on souhaitait acheter, apportant au gouvernement une note de franchise que l’on n’a plus souvent revue. S’il ne vendait pas un poste, écrivent les chrétiens, il le donnait au plus membré.
Assister à un banquet d’Héliogabale n’allait pas sans risques, si l’on en croit l’histoire qui veut qu’il ait étouffé les invités d’une charmante collation sous le poids de dizaines de milliers de pétales de roses lâchées du plafond. Mais il faut souligner que ses cruautés ne s’appliquaient qu’à ses parasites, jamais au peuple. Et rappeler que, envieux des prostituées pénétrées par tant d’hommes, il rassembla toutes celles de Rome et leur adressa un discours commençant par… « Camarades ! ».
Antonin Artaud, dans son livre déchaîné Héliogabale ou l’anarchiste couronné (Gallimard), avance une remarquable théorie, assez improbable mais réjouissante. Artaud voit en lui « moins un fou qu’un insurgé […] contre la monarchie romaine, qu’il a fait enculer en lui ». « Son insurrection est systématique et sagace et il la dirige d’abord contre lui. Lorsque Héliogabale s’habille en prostitué et qu’il se vend pour quarante sous à la porte des églises chrétiennes, des temples des dieux romains, il ne poursuit pas seulement la satisfaction d’un vice, mais il humilie le monarque romain. » « Il continue enfin son entreprise de rabaissement des valeurs, de monstrueuse désorganisation morale, en choisissant ses ministres sur l’énormité de leur membre. »
Héliogabale mourut à 18 ans : ses soldats lassés l’égorgèrent dans les latrines.