L’or nègre

mis en ligne le 10 octobre 2012
1684RiriImaginez tout l’or extrait depuis l’aube de l’humanité jusqu’à nos jours. Imaginez-le fondu en un seul cube. De quelle hauteur serait l’un des côtés du cube ?
De 20 mètres.
Seulement 20 mètres. L’or est un matériau extrêmement dense. Extrêmement beau. Suggérant l’éclat du Soleil. Son étymologie se retrouve dans « aurore » et dans « auréole ». « Aur » comme dans « aurifère ».
Le monde capitaliste, officiellement, ne considère plus l’or comme une substance monétaire. Mais les habitants des pays capitalistes continuent à considérer l’aurore en barres comme l’épargne la plus sûre. D’autant qu’avec les crises boursières et financières successives de ces dernières années les crétins les plus crédules ont fini par comprendre que les vautours et les banquiers ont ceci en commun : ils volent. L’or n’a donc jamais été aussi demandé que depuis quelques années. À ce point que le marché de « l’or-papier » est devenu considérable. L’or-papier, c’est, officiellement, de l’or que vous achetez à une banque respectable. Vous ne le voyez pas, elle le garde pour vous. Pas de frais de coffre-fort. Pardon ? Il n’y a pas de banque respectable ? Ah, peut-être avez-vous raison : en 2010 Andrew Maguire, un trader spécialisé dans l’or, a affirmé au Gata, un comité antitrust, que le marché de l’or-papier serait 100 fois plus gros que celui de l’or physique. En d’autres termes, que 99 % des certificats d’or-papier sont du papier.
Bon, les banquiers sont des voleurs, rien de neuf là-dedans ; quid du titre de cet article, « L’or nègre » ? Il s’agit du titre d’un petit livre de Camille de Vitry paru aux excellentes éditions Tahin party (5 euros). Camille de Vitry a d’abord rencontré des sans-papiers, puis elle a entendu les coups de hache des CRS dans la porte de l’église Saint-Bernard. Très en colère, elle découvre que beaucoup des sans-papiers de Saint-Bernard venaient du même coin, et répétait le mot « Sadiola ». Or Sadiola est le site d’une mine d’or, au Mali. Pays riche, comme chacun sait, dont les habitants disposent clairement de ressources suffisantes pour s’opposer aux multinationales minières. À Sadiola, 1 500 personnes travaillent à ciel ouvert. À extraire 15 millions de tonnes de minerai par an. Quinze millions de tonnes. Attention. Le minerai, ce n’est pas l’or.
Il faut une, deux, trois tonnes de minerai pour obtenir quelques grammes d’or : la teneur va de 2 à 27 grammes d’or par tonne.
Comment tire-t-on deux grammes d’or d’une tonne de minerai ? Par cyanuration. Pour faire simple : l’or n’est dissous que par l’eau régale, un mélange d’acide nitrique et d’acide chlorhydrique. Et par le cyanure. (Que les chimistes me pardonnent de parler en langage profane, mais je suis un ignorant complet en chimie et je n’ose pas me lancer dans le jargon.) Le cyanure, dans l’eau.
On prend le minerai (bis : que les ingénieurs me pardonnent), on l’expose à beaucoup d’eau cyanurée. L’eau cyanurée dissout l’or, on la récupère, et, par un embrouillamini de charbon ou d’électrodes, on en tire l’or.
L’eau cyanurée débarrassée de son or, qu’en fait-on ?
Les boues de minerai par lesquelles l’eau est passée, des boues devenues hautement toxiques, qu’en fait-on ?
Car le phénomène appelé « drainage acide minier » joue à plein. Les mines mettent en contact brusque l’oxygène de l’air ou de l’eau avec les minerais de nombreuses matières oxydables. Les réactions chimiques provoquées créent des produits toxiques, emmenés par les écoulements là où il faudrait qu’ils n’aillent pas : les fleuves, les nappes phréatiques, l’air…
À Sadiola, les boues sont laissées sur place. Par millions de tonnes. Elles entourent un lac. Un lac d’eau hautement toxique. On a vu des oiseaux qui le survolent mourir en plein vol et tomber à pic. Le lac est grand. Pas aussi grand que le lac d’eaux toxiques de la mine de cuivre chilienne de Chuquicamata, qui s’étend sur 48 kilomètres carrés. Mais grand quand même.
Autour de Sadiola, autour d’autres mines d’or du Mali, les femmes n’accouchent plus, elles font des fausses couches. Quant à la santé des mineurs, il suffit d’en dire qu’on se portait mieux dans les mines de charbon de 1860.
Quel étrange cauchemar ! Les riches du monde blanc qui empoisonnent les pauvres du monde noir. Pour des lingots de Soleil censés protéger des orages de papier. Et qui sont, à l’origine, du Soleil en poudre infiniment diffuse dans la terre brune. Que seule une eau létale concentre.
D’un côté, dans les banques du Nord, du concentré de richesse. De l’autre, dans les boues du Sud, des lacs de mort.

Tau Tona
Pour l’or, c’est bien connu, certains humains feraient n’importe quoi. Et pour manger, d’autres humains sont contraints de les suivre, ou, pire, de leur obéir.
Un cas d’école : l’ahurissante mine d’or de Tau Tona, en Afrique du Sud. Cent quarante mille tonnes de minerai, 1,6 tonne d’or par an. Banal. Mais, bien moins banale, la profondeur maximale atteinte : 3,9 kilomètres.
Trois mille neuf cents mètres sous terre. Souvenez-vous de vos cours de sciences naturelles. Plus ça compresse, plus ça chauffe. Donc, plus on descend sous terre, plus la roche est compressée, plus ça chauffe.
À 3,9 kilomètres sous terre, la roche chauffe à l’agréable température de 60 degrés centigrades. En conséquence, la température de l’air va sur un rafraîchissant 55 degrés centigrades.
Il va sans dire que les propriétaires de cette mine, l’une des plus rentables d’Afrique du Sud, ont tenté de faire travailler les mineurs par cette température inhumaine. Les crève-la-faim locaux, passablement héroïques, ont vaillamment tenté de travailler. Seulement voilà, le capital ne peut pas grand-chose contre la biologie. Et les mineurs s’effondraient vite : coups de chaleur, déshydratation…, des choses déjà dangereuses à la surface, mais là-dessous, là où l’on parcourt trois kilomètres de l’ascenseur jusqu’au front de taille (trois kilomètres dont une bonne partie se fait à genoux), et où il faut une heure à l’ascenseur pour descendre ! Un mineur mort… C’est agaçant ces familles qui pleurent et puis ça laisse du matériel en position dangereuse, explosions, incendies, tout cela coûte cher.
Bref, Tau Tona dispose à présent d’un système d’air conditionné si puissant que, dans les couloirs de ventilation primaires, on a vu des hommes de 70 kilos emportés par le vent ! Un million de dollars par mois de note d’électricité pour l’air conditionné. Euh, l’air conditionné, ne vous attendez pas à du 19 degrés. Non, 28 degrés. Tiède, l’air conditionné.
Il y a bien pire que la chaleur. L’eau, par exemple. On ne peut jamais être sûr qu’à la poursuite du filon de 25 centimètres (sic) d’épaisseur, on ne va pas crever l’une des poches d’eau qui, pour être emprisonnée depuis des millénaires, n’en a pour autant perdu ni sa puissance de destruction ni sa température (entourée de roche à 60 degrés…). Une petite décapitation par jet d’eau brûlante sous pression ? Et les gaz toxiques, un grand classique de la mine…
Non, il y a encore pire que tout cela. À 3,9 kilomètres de fond, la pression de la roche approche la tonne par centimètre carré. Ce qui fait beaucoup. Tant, d’ailleurs, qu’elle referme (oui, elle referme, elle pousse, elle pousse) le boyau d’exploitation au rythme de sept millimètres par jour. Rien d’étonnant à ce que les 800 kilomètres de galeries de la mine subissent des tremblements de terre. À quel rythme ? Oh, rien que de très raisonnable, un petit dix secousses par jour.
Les sauveteurs de Tau Tona sont les meilleurs d’Afrique du Sud. On le serait à moins.
Tous les tremblements de terre de Tau Tona ne mettent pas la vie des mineurs en danger, mais à raison de dix par jour, la terreur est permanente. Simple chute de rochers, enfin, simple… un bloc de deux cents kilos qui vous tombe sur le torse, ça n’aide pas. Ou grosse chute, qui bloque votre retour, et qui ne vous laisse pour tout espoir que de prier l’Inexistant pour que les sauveteurs vous atteignent avant que vous soyez mort de soif ou d’asphyxie.
Est-ce une bonne nouvelle, donc, que l’on commence à utiliser une technique d’étayage appelée tout simplement « refilling », remplissage ? Le refilling consiste à reprendre la terre que l’on a enlevée, enfin plus exactement la boue qu’elle est devenue, à la repomper en bas, la mettre dans des sacs et boucher les trous.
Oui, bien sûr (si l’on néglige les pollutions entraînées…), en particulier comparée à la solution adoptée jusque-là, l’étayage avec du bois, cette antique solution des mines du monde entier. À ceci près qu’à cette profondeur, plus exactement à cette température, assez rapidement, le bois s’assèche complètement. Complètement. Entre sécheresse et pression, il prend une étrange consistance, presque poudreuse, et devient aussi inflammable qu’une feuille de papier. Voire, il prend feu spontanément ! Comment combat-on les incendies à trois kilomètres sous terre ? Avec difficulté. Le cours de l’or, lui, se porte à merveille.