Triple A et triple con sont dans un bateau…

mis en ligne le 20 septembre 2012
Alors que la plus grosse opération d’apologie de l’esprit de compétition et de nationalisme 1 vient de s’achever dans la capitale de l’ultralibéralisme mondial, les boursicotages battent leur plein, les licenciements s’amplifient, les appareils idéologiques d’État ou privés organisent activement les opérations de propagande nécessaires à l’occultation de ces réalités. Les médias de masse passent pudiquement sur le coût de 11 milliards d’euros des JO (soit le double de la prévision initiale), sur la présence militaire massive, sur la spectacularisation des émotions, tout en agitant des drapeaux tricolores, encensant l’effort et l’abnégation de ces valeureux sportifs qui, eux, travaillent fort pour donner le meilleur d’eux-mêmes, pour la plus grande gloire de l’étendard de l’olympisme hérité du raciste, aristocratique, sexiste et colonial Pierre de Coubertin. Et ils ont les yeux embrumés quand La Marseillaise retentit, quand quelques probables descendants de colonisés voire d’esclaves, pour montrer avec encore plus d’intensité qu’ils sont français depuis la Gaule, entonnent l’hymne en posant une main sur le cœur, à l’américaine, élan dérisoire de soumission au sport-spectacle. Les commentateurs oublient d’indiquer que la plupart de ces athlètes dits amateurs, pour s’entraîner au mieux, bénéficient de statuts professionnels privilégiés, tandis que les médiacrates patentés continuent à fustiger les travailleurs qui réclament le maintien, pour ceux qui en bénéficient, de statuts et de droits relativement protégés. D’autres, dans un véritable concours du commentaire oiseux et collabo, admettent que cette parenthèse olympique de quinze jours a permis aux Anglais d’oublier les soucis liés à la crise économique. Et l’acquiescement des masses ne leur donne malheureusement pas tort…
Parmi les scandales du moment largement éludés : l’agence de notation Moody’s a abaissé la note des hôpitaux publics, mis sous « surveillance négative », « en raison de la situation financière de certains établissements ». Ce contrôle indu d’une officine privée sur le devenir des services publics me conduit à parler ici de Yehezkel Ben-Ari, chercheur à l’Institut de neurobiologie de la Méditerranée (Marseille). Remarquable par ses travaux sur la maturation du cerveau et sur l’épilepsie, étonnant par ses prises de position se démarquant quelque peu de l’inertie politique de nombre de ses collègues scientifiques. Dans une tribune du Monde du 16 décembre 2011 (« Shanghai et l’évaluation technocratique tuent la recherche biomédicale ! »), toujours d’actualité, il s’oppose aux opinions qui prévalent dans les milieux politiciens au sujet des multiples instances d’évaluation et de pilotage de la recherche, laquelle est devenue une institution bureaucratique tendanciellement « gérée » comme une entreprise, avec des objectifs de rentabilité, une insistance grotesque sur la recherche dite appliquée et développant la croyance selon laquelle les découvertes scientifiques seraient redevables d’une évaluation a priori – ce que déplore Ben-Ari : « Nous devons d’emblée dire ce que nous allons découvrir : ce n’est plus de la recherche, c’est du retour sur investissement. » Il fait ici le parallèle, fécond, avec les agences de notation : « Les découvertes importantes ne sont pas visibles par ces évaluations chiffrées incapables d’évaluer la prise de risques consubstantielle à l’innovation. Le plus cocasse est que toutes ces évaluations in fine se basent sur les publications dans des journaux dits d’excellence (Nature, Science, etc.) qui sont les équivalents de Standard & Poor’s 2 ou Moody’s dotés du pouvoir de vie ou de mort sur des pans entiers de la recherche biomédicale. » Il met l’accent sur la force de la recherche française, eu égard à ses moyens financiers pourtant peu élevés (et peu dignes d’un pays riche) : « Les réformes en cours en France 3 se traduisent aussi par le démantèlement des établissements publics de recherche (CNRS, Inserm, etc.) qui depuis des décennies ont formé des générations de chercheurs et n’ont pas démérité malgré les disparités de moyens : l’Inserm a un budget 40 fois inférieur à celui de Harvard et de 4 fois au coût de la baisse de la TVA des restaurateurs… » Ben-Ari insiste sur cet aspect, indiquant que « la France est tombée à la quinzième position mondiale pour la dépense intérieure de recherche [en pourcentage du PIB] […] et en vingt-sixième position (sur 32 classés) pour le budget civil de la recherche » 4 et qu’en revanche la recherche privée est aidée par le budget public (sous la forme du crédit d’impôt recherche), et ce pour des résultats peu probants. Il en découle que « cette politique s’accompagne de l’assèchement des postes d’universitaires, de chercheurs et de techniciens, du recours systématique aux CDD (15 000 CDD payés par l’ANR 5), entraînant la perte d’attractivité des métiers de recherche et de la “mémoire” des laboratoires ». « La rigueur à la triple A […] va, ici comme à l’hôpital ou à l’école, se traduire par la perte d’indépendance et le handicap sévère des générations futures. Le parallélisme avec les méfaits de la financiarisation de l’économie est évident. […] On donne une valeur absolue et on se projette dans le futur à partir d’une estimation fictive fortement dépendante des modes momentanées incompatibles avec le tempo de la science. »
Bien évidemment, n’ayant reçu ni médaille d’or ni fauteuils attitrés dans les médias de masse, occupés par les intellos de cour et les cuistres obséquieux, cette voix n’est entendue de personne. Ainsi va notre médiocratie médiatique.












1. Sans parler des abondants signes de religiosité de très nombreux sportifs louant Dieu avant de concourir, le remerciant en cas de victoire, signes où se mêlent les manifestations apothéotiques de la victoire d’un tout-puissant et de l’adoration du Tout-Puissant. Un véritable Salon des culs-bénits en short !
2. Il faut préciser ici que S & P est une filiale de l’entreprise états-unienne McGrawHill, l’un des plus gros éditeurs scientifiques au monde. Sans pouvoir traiter précisément le sujet en si peu de place, soulignons que le monde de la recherche connaît un important mouvement de contestation des exorbitants tarifs d’abonnement aux grandes revues détenues par ces majors de l’édition scientifique. Dans les pays comme le nôtre, avec une recherche publique, les abonnements hors de prix (ainsi que les livres de ces mêmes éditeurs) sont pris en charge par les budgets des établissements publics, contribuant ainsi à leur déficit, et donc à leur endettement, endettement ensuite fustigé par les agences de notation… Tout est dans tout, dans ce milieu de la prédation financière.
3. Rappel : texte de fin 2011, sous le règne de Sarkozy.
4. On remarquera que ces données sont rarement (pour ne pas dire nullement) commentées par les médias de masse, lesquelles, au contraire, ne manquent jamais de parler du classement des universités mondiales par un organisme de l’université de Shanghai (d’où le titre du texte de Ben-Ari ici commenté), classement pourtant très critiqué à cause de ses failles et biais méthodologiques, le rendant peu fiable, voire sciemment désinformateur (voir une étude très argumentée : J.-C. Billaut, D. Bouyssou, P. Vincke, « Should you believe in the Shanghai ranking ? », Scientometrics 84 (1), 2010, hal. archives-ouvertes. fr/hal-00388319).
5. Agence nationale de la recherche, dernier avatar bureaucratico-gestionnaire du projet de privatisation progressive de la recherche publique.