Marikana : ce que nous montre le massacre

mis en ligne le 3 octobre 2012
1683AfriqueSudLa vue de policiers abattant des travailleurs en grève à Marikana (Afrique du Sud) a eu quelque chose de vraiment humiliant. Des témoignages ultérieurs affirment que le jour de la fusillade, des travailleurs ont pu être exécutés loin du regard des appareils photo de la presse. Et il se dit aussi que des grévistes arrêtés suite à cette fusillade ont été torturés. Même si tout être humain doué du moindre sens de la justice devrait être indigné par le comportement de l’État et de l’entreprise Lonmin, les événements de Marikana ne devraient tout de même pas surprendre. Marikana ne s’est pas produit hors de tout contexte : une longue histoire nous y mène.

Une longue histoire
En fait, Marikana, et ce qui l’entoure, nous en disent beaucoup sur notre exploitation par la classe dirigeante aussi bien aujourd’hui que dans le passé. Cela nous en dit beaucoup sur le rôle que l’état joue dans la société. Et cela nous dit que la classe ouvrière noire continue de subir l’oppression nationale en Afrique du Sud.
En effet, les conditions de travail indignes, et les rémunérations au lance-pierres, sont notoires dans les mines de platine. Il y a continuité des pratiques qui historiquement ont conditionné l’exploitation des mines dans le pays : non seulement le travail est dangereux, mais les mineurs sont quotidiennement assujettis à l’oppression de la hiérarchie, des contremaîtres et des vigiles. Des boîtes de gardiennage comme S4G font leur pub sur leur capacité à « sécuriser » le travail à l’aide de gardiens armés et des meutes de chiens. C’est dans cet environnement que la grève de Marikana, et la violence qui l’a entourée, se sont déclenchées.
La grève sauvage de Marikana n’est pas non plus un événement isolé, même si on se limite à l’histoire récente. Ces cinq dernières années ont vu des grèves sauvages et des sit-in dans le secteur du platine. La plupart ont été provoqués ou menés par des travailleurs peu payés, précaires ou intérimaires. Chaque fois ou presque, l’État et la police de la mine ont réprimé brutalement les mineurs en grève. Lors d’au moins deux grèves sauvages précédentes, plus une manifestation communautaire dans la zone platinifère, des manifestants ont été tués par la police ou des vigiles. Il faut donc souligner que casser des manifestations et des grèves, y compris par la force des armes, n’est pas inhabituel pour la police. Ce n’est pas en contradiction avec leur mission, mais plutôt une partie intégrante de celle-ci. Le nombre de meurtres a été beaucoup plus important à Marikana (surtout depuis 1994), mais pour la police, ce n’est pas nouveau de tuer, menacer ou même torturer au nom de la protection des intérêts des riches et des puissants.

L’État protecteur des riches
Du coup, la violence ouverte de l’État dans le secteur du platine et à Marikana met à nu sa vraie nature, et son rôle de protecteur de la classe dirigeante. Ce n’est pas un malheureux accident si l’État protège les mines de grandes compagnies comme Lonmin, et s’il s’est montré prêt à utiliser un tel degré de violence à cet effet. Il s’agit plutôt d’une des fonctions essentielles de l’État (et donc de sa police) : il est là pour ça. Pour que le capitalisme fonctionne. Et pour que la société de classe se perpétue, l’État est vital. Il joue un rôle central dans la protection et la perpétuation de la base matérielle sur laquelle se fonde le pouvoir des élites. Sans l’État, qui revendique le monopole de la violence sur un territoire donné, aucune élite ne pourrait diriger, ni revendiquer et obtenir la propriété de la richesse et des moyens de production. En fait, l’État, comme entité, est le défenseur du système de classe, et un corps centralisé qui concentre nécessairement le pouvoir dans les mains des classes dirigeantes : sur ces deux aspects, il est l’outil à travers lequel une minorité dirige une majorité. Avec ses bras législatif, exécutif, judiciaire ou policier, l’État protège toujours la propriété (individuelle ou étatique) d’une minorité, et s’applique à éliminer toute menace sur la poursuite de l’exploitation et de l’oppression de la classe ouvrière. Marikana, et d’autres mouvements et grèves, le montrent : cela peut inclure et aller jusqu’à l’assassinat de ceux qui constituent une menace.
Tous les États, de tout temps et en tous lieux, ont également toujours pesé sur l’économie, en faveur d’une classe dirigeante d’un type ou d’un autre, et les événements de Marikana et d’autres mines de platine en sont également un exemple édifiant. Comme l’ont noté des organisations telles que Benchmarks, les grandes compagnies minières ont procédé à de véritables spoliations dans la zone platinifère, en chassant de fait des communautés de territoires qui, en théorie, leur appartenaient à titre coutumier. Cela s’est fait en collusion avec l’État, et cela ne devrait pas nous surprendre : comme Pierre Kropotkine l’avait remarqué, en société capitaliste, « l’État a toujours interféré dans la vie économique en faveur de l’exploiteur capitaliste. Il lui a toujours garanti la protection de ses vols, et son aide et soutien pour qu’il s’enrichisse davantage. Et cela ne saurait être autrement : il s’agit d’une des missions – la mission principale – de l’État ».
C’est pour cela que l’état sud-africain a légalisé les spoliations commises par les entreprises du platine comme Lonmin. C’est aussi pour cela qu’il ne fait rien ou presque contre la pollution massive qu’elles causent : agir ne serait pas économiquement favorable à cette industrie.
Les gouvernants, qui constituent une partie de la classe dirigeante, basée sur le contrôle des moyens de coercition, de l’administration, et parfois de la production, ont également des raisons qui leur sont propres pour protéger la minorité possédante : en effet, c’est de l’exploitation qu’ils tirent leur situation privilégiée. C’est pour cela que l’état sud-africain a protégé avec tant d’enthousiasme des compagnies comme Lonmin : la rémunération des hauts fonctionnaires, pour la plupart liés à l’ANC, en dépend. Il est évident que nous devons formuler des exigences concernant l’État et nous mobiliser pour qu’elles soient satisfaites, mais nous devons également réaliser que l’État fait lui-même partie du problème : il est intrinsèquement opposé à la classe ouvrière, et Marikana l’illustre clairement.

Force et consensus
Toutefois, l’État ne peut pas gouverner uniquement par la force : la force est le pilier ultime sur lequel repose son pouvoir, mais pour assurer sa propre stabilité et celle du capital, il essaie également de gouverner par le consensus. Pour ce faire, il se prétend le défenseur du bien commun, alors qu’en réalité il facilite, établit et perpétue l’exploitation et l’oppression. Il est exact que la plupart des états possèdent aujourd’hui des lois protégeant des droits de base, et que quelques-uns assurent une forme de protection sociale – y compris l’État sud-africain. Cependant, ces lois et cette protection ont été conquises grâce aux luttes massives des opprimés, et on ne devrait pas l’oublier : les États n’ont pas juste donné ces droits. Et même là où ces lois existent (parfois uniquement sur le papier), l’État essaie d’en tirer un profit de propagande. C’est cette duplicité qui a conduit l’anarchiste révolutionnaire Errico Malatesta à écrire que l’État « ne peut se maintenir longtemps sans cacher sa vraie nature sous un déguisement d’utilité générale ; il ne peut pas imposer le respect des vies des privilégiés s’il ne paraît pas réclamer le respect de la vie humaine, il ne peut pas imposer l’acceptation des privilèges de quelques-uns s’il ne fait pas semblant d’être le gardien des droits de tous ». C’est dans ce contexte que l’on doit considérer l’annonce par l’État sud-africain d’une commission d’enquête sur ce qui s’est passé à Marikana. Et même, il faut avoir conscience que la commission d’enquête ne sera pas neutre : elle appartiendra elle-même à l’État, sera centralisée, et son fonctionnement sera basé sur des lois qui sont opposées à la majorité. Par conséquent, elle sera intrinsèquement biaisée en faveur de l’État et de la compagnie.

L’exploitation des Noirs
Ce que les événements de Marikana et des mines de platine ont également mis en lumière, c’est la nature et la forme que le capitalisme a pris en Afrique du Sud. Depuis sa naissance, le capitalisme est basé sur l’exploitation des travailleurs, noirs aussi bien que blancs. Cependant, en Afrique du Sud, les travailleurs noirs ont également subi l’oppression nationale, et cela veut dire qu’ils ont été systématiquement assimilés à une force de travail extrêmement bon marché et sujette à un racisme institutionnel. L’histoire du travail noir à très bon marché a permis aux capitalistes blancs – traditionnellement rassemblés autour des propriétaires miniers – de faire des profits extraordinaires, et c’est sur cette base qu’ils sont devenus très riches. Sans le travail noir extrêmement bon marché, l’exploitation minière en Afrique du Sud n’aurait jamais été aussi profitable, et la richesse des capitalistes blancs aurait été bien moindre.
Aujourd’hui, ainsi que le montre la situation des mines de platine, cela continue. La richesse de la classe dirigeante repose toujours principalement sur le travail noir très bon marché. C’est la raison pour laquelle certains secteurs de l’économie, comme les mines de platine, sont si profitables. Depuis 1994, l’ensemble de la classe ouvrière s’est appauvri, y compris la classe ouvrière blanche, et les inégalités se sont accrues, d’une manière générale, entre la classe dirigeante et la classe ouvrière. Cependant, la classe ouvrière noire, parce qu’elle effectue les travaux les moins bien payés, et du coup continue d’être confrontée au racisme, reste soumise à la fois à l’exploitation et à l’oppression nationale. Tant que celles-ci n’auront pas disparu avec le système capitaliste sur lequel elles sont fondées et qu’elles servent, les véritables liberté et égalité pour les classes ouvrières noire et blanche ne seront pas réalisées en Afrique du Sud. Ainsi que Marikana l’a clairement mis en lumière, de ce fait, il faut que dans le combat pour en finir avec les inégalités et le système capitaliste qui les génère, la fin de l’oppression nationale et du racisme que subit la classe ouvrière noire soient des revendications centrales. Mais comme on le sait depuis longtemps, si l’on veut réaliser une société juste, les moyens et la finalité des luttes doivent être aussi similaires que possible. Autrement dit, si nous voulons que la société future soit réellement égalitaire et non raciste, notre lutte pour en finir avec l’oppression nationale de la classe ouvrière noire, le capitalisme et le racisme en Afrique du Sud, cette lutte doit s’appuyer fermement sur des idées non racialistes.

La partie noire de la classe dirigeante
S’il est clair que la classe ouvrière noire demeure opprimée nationalement, la situation de la petite élite noire est en revanche très différente. Quelques-uns, grâce à leurs hautes fonctions dans l’appareil d’État, et donc à leur contrôle des moyens de coercition et de l’administration, ont rejoint les anciens capitalistes blancs dans la classe dirigeante. Ils ont utilisé leur position dans l’état pour amasser de la richesse et du pouvoir. D’autres ont également rejoint la classe dirigeante, mais par la route du Black Economic Empowerment. Cela se voit au fait que toutes les familles liées à la direction de l’ANC – les Mandela, Thambo, Ramaposa, Zuma, Moosa, etc.– ont des actions ou des sièges au conseil d’administration des plus grandes firmes sud-africaines, dont les compagnies minières. En fait, Ramaphosa n’est pas seulement actionnaire et membre du conseil d’administration de Lonmin ; mais aussi de nombreux emplois à Marikana sont externalisés vers des compagnies dans lesquelles il a des intérêts, telles que Minorex. La richesse et le pouvoir de cette partie noire de la classe dirigeante reposent eux aussi sur l’exploitation de la classe ouvrière en général, mais principalement et spécifiquement sur l’exploitation et l’oppression nationale de la classe ouvrière noire. Et c’est pour cette raison que la partie noire de la classe dirigeante a été si dure dans l’action contre la classe ouvrière noire – que ce soit pendant les grèves du platine, Marikana, ou d’autres grèves en général.
Michel Bakounine avait prévu la possibilité d’une telle situation se produisant dans des situations où la libération nationale était basée sur une stratégie de prise du pouvoir d’état. Bakounine disait que la « voie étatiste » était « entièrement ruineuse pour les vastes masses populaires ». Parce qu’au lieu d’abolir le pouvoir d’État elle changeait juste le maquillage de la classe dirigeante. Du fait de la nature centralisée des États, les dirigeants ne peuvent être nombreux. La majorité du peuple ne peut jamais être impliquée dans le processus de décision d’un système étatique. En conséquence, il affirmait que si une lutte de libération nationale était menée avec « l’intention ambitieuse de construire un pouvoir d’État » ou si « elle était menée sans le peuple et voyait de ce fait son succès dépendre d’une classe privilégiée », elle deviendrait « un mouvement réactionnaire, désastreux, contre-révolutionnaire ». Il remarquait aussi que quand d’anciens héros de la libération entrent dans l’État, à cause de sa structure hiérarchisée, ils deviennent des dirigeants, s’habituent aux privilèges conférés par leurs nouvelles fonctions, et finalement ne représentent plus le peuple, mais eux-mêmes et leurs propres prétentions à gouverner le peuple. L’histoire a prouvé que ses intuitions étaient correctes : les anciens héros de la libération de l’Afrique du Sud la dirigent selon leurs intérêts propres, ils se vautrent dans les privilèges de leurs fonctions et ils exploitent et oppriment la vaste majorité du peuple de leur pays, y compris à Marikana et dans le secteur platinifère.

Des solutions
L’espoir d’une meilleure société repose sur les travailleurs, et parmi eux les travailleurs du secteur platinifère. Le combat pour en finir avec les inégalités en Afrique du Sud ne sera pas simple, Marikana nous le montre. Même les syndicats tels que l’Union nationale des mineurs (NUM) se sont éloignés des luttes du secteur platinifère. Cela est dû en partie au fait que le Num se concentre désormais sur les travailleurs les mieux payés de ce secteur. Les travailleurs faiblement rémunérés, sous-traitants ou intérimaires, qui sont le fer de lance des luttes telles que celle de Marikana, sont actuellement minoritaires à l’intérieur du syndicat. De plus, le NUM est complètement lié à l’ANC, ce qui limite son indépendance. Il s’est embourbé dans le dialogue social et attaché au marchandage collectif formalisé : autant de recettes pour qu’émerge et s’enracine une bureaucratie syndicale. En fait, la bureaucratie du NUM n’a pas montré de sympathie pour les grèves sauvages du secteur platinifère, y compris celle de Marikana, parce qu’elles contrarient ses intérêts : leur paie dépend notamment des conventions négociées dans le cadre de la loi. Cela signifie que les travailleurs, s’ils veulent que leurs luttes les mènent plus loin, doivent se réapproprier leurs syndicats, les débarrasser de la bureaucratie syndicale et/ou créer de nouvelles structures, AG, conseils ouvriers, etc., comme outils de lutte. Cela aussi, Marikana l’a clairement établi.
Il est essentiel pour l’avenir des luttes de classes que les mineurs du secteur platinifère, et notamment de Marikana, obtiennent la satisfaction de leurs revendications. S’ils y parviennent, cela pourrait donner dans tout le pays une nouvelle jeunesse aux luttes de classe qui déclinent depuis la fin des années 1980. En fait, les travailleurs doivent conquérir de meilleurs salaires, des conditions de travail plus sûres et obtenir la fin du racisme. Cependant, à long terme, si on veut vraiment en finir avec l’injustice et les inégalités, les travailleurs (y compris les chômeurs) devront s’emparer du pouvoir et gérer la société avec leurs propres structures. Cela signifie affronter l’État, qui n’est pas à eux (c’est un instrument de la classe dirigeante, dont la bureaucratie d’État et les capitalistes, et pas de la classe ouvrière). Cela implique d’abandonner la foi dans les nationalisations, qui reviennent essentiellement à donner la propriété à la bureaucratie d’État, et non à la classe ouvrière. En effet, revendiquer des nationalisations, c’est se faire des illusions sur un pouvoir d’ordre supérieur, en l’occurrence l’État, et cela ne montre et ne crée aucune confiance en la classe ouvrière elle-même.
L’État n’est pas un moindre mal face au capitalisme : les deux participent du même système. À l’inverse, les travailleurs doivent, ainsi que Marikana nous le montre, utiliser ces luttes réformistes, par exemple salariales, pour construire une alternative qui s’appelle se réapproprier la terre, les mines, les usines et autres lieux de travail afin de les autogérer au bénéfice de tous et de chacun. Alors seulement, quand la classe ouvrière aura fait cela et gérera la société au travers de ses propres structures et non d’un état, le pouvoir de la classe dominante, le pouvoir de son État brutal et les inégalités seront vaincus ; alors seulement les massacres de Marikana et les autres meurtres au nom du profit deviendront de l’histoire ancienne.

Shawn Hatting
Traduction : Relations internationales FA