Poison soluble, ou comment le stalinisme se dissout dans la critique radicale pour la neutraliser

mis en ligne le 21 juin 2012
Il y a deux décennies à peine, point d’autre voie pour défendre un point de vue révolutionnaire sur le socialisme que de remonter le fil des luttes ouvrières ; de suivre l’itinéraire des intellectuels pour montrer comment la chaîne de l’esclavage moderne avait eu pour maillons chacun des « ismes » qui s’étaient partagé la mise sous contrôle du mouvement ouvrier depuis la Commune. Cela revenait, par là même, à montrer en quoi le PC, l’appareil de la CGT, et tout ce qui, dans le domaine culturel et politique, se rattachait à cette histoire, nous ramenaient à une contre-révolution systématique dont on retrouvait partout l’empreinte dans la société. Il est maintenant comme incongru de rappeler l’évidence qu’être révolutionnaire et communiste, c’était être contre Staline, contre Mao, contre Castro – et leurs représentants sur place.
Bien sûr, le mythe du socialisme réellement existant et de l’Octobre prolétarien ne résistera pas à l’effondrement de l’URSS et de ses satellites. Toutefois, en raison même de la situation historique qu’ils ont créée, et qui aura précipité leur ruine, ce n’est pas au nom d’une critique radicale de ces régimes que s’effectuera la remise en cause de leur caractère destructeur. Bien au contraire ! La voix de ceux qui, les premiers, avaient dénoncé au nom de l’émancipation ouvrière ce système d’exploitation et de dégradation de l’homme par l’homme sera certes enregistrée avec vénération, mais pour se perdre dans le vide ; en revanche, nombre de ceux qui, à un moment ou à un autre, avaient contribué à légitimer ce bilan, globalement ou dans le détail, échapperont à ce jugement de l’histoire qu’ils avaient si souvent évoqué pour discréditer leurs contempteurs. Ils continueront leur œuvre dans les institutions, et ce sont leurs témoignages et leurs analyses qui seront mis à contribution pour faire le départ de ce qui, dans le « communisme », est voué aux gémonies et ce qui mérite d’en être retenu – et de ne pas être retenu contre ceux qui s’en firent les apologistes.
Ainsi donc, c’est la contre-révolution qui est prise à témoin pour définir l’identité de la révolution et du communisme ; et c’est le jugement énoncé à la barre par de tels avocats qui reste gravé au cœur de notre présent. Si une partie de l’intelligentsia a fait un art dialectique de son refus de s’expliquer sur son adhésion à l’une ou plusieurs des versions du totalitarisme, ce n’est pas par fidélité à son passé, mais par intérêt pour son avenir.
Les voyages de ces intellectuels en terre totalitaire se sont toujours terminés par la dénégation de leur responsabilité dans l’histoire, sur ce qu’elle implique quant à leur propre fonction ! Ils vont mettre au point une synthèse de tous les éléments de la contre-révolution ancienne et de la contre-révolution moderne, piochant dans le fonds de pensée critique, libertaire ou marxiste, dès lors que cette remise en cause ne dit rien de leur rôle au présent, de la mansuétude dont leurs anciens engagements ont bénéficié et de leur place nouvelle dans l’institution. D’où cet apparent paradoxe : c’est au nom de leurs erreurs et mensonges passés, et dépassés, qu’ils prononcent leur sentence sur ce qu’il convient d’en penser. On peut imaginer comment s’effectuent la sélection et la transmission des données du problème ! Ce qu’ils nous font entendre de leurs palinodies nous ferait plaindre les inquisiteurs condamnés à sacrifier les victimes ! Aucun d’entre eux ne pose la question de l’influence sur notre société des éléments disparus de leurs propres engagements et de ce à quoi ils firent allégeance.
On retrouve, une fois encore, la vérité de la remarque de Babeuf sur les Thermidoriens : « Parce que nous voulons refaire [la révolution], écrivait-il dans Le Tribun du peuple, ils nous traitent d’anarchistes, de factieux, de désorganisateurs. Mais c’est par une de ces contradictions toutes semblables à celle qui leur fait appeler révolution la contre-révolution. » Et de noircir le trait : « Mais tel est le dictionnaire des palais, des châteaux, des hôtels que les mêmes expressions offrent toujours l’inverse de la signification qu’on leur reconnaît dans les cabanes. » À quoi il faut ajouter la note d’Edgar Quinet sur Thermidor : « Une chose merveilleuse fut de conserver tous les noms révolutionnaires » et d’y faire entrer la contre-révolution.
Comment ce déplacement a-t-il lieu aujourd’hui, comment s’opère l’inversion des mots pour la transmutation sémantique ? Nous avons toujours pensé et dit que les intellectuels aux ordres du PC et des autres incarnations visibles, ou masquées, de la dictature du parti unique pouvaient être appelés à reprendre du service dès lors que le capitalisme de marché serait en difficulté. Aux mesures drastiques d’un totalitarisme à visage inhumain, on préfère désormais les recettes tirées d’un keynésianisme revu et corrigé pour réamorcer le cycle de l’accumulation. Et dans ce domaine à qui s’adresser, sinon aux spécialistes en matière de spéculation théorique, à tous ces « ex », castristes et maoïstes notamment, qui d’un capitalisme d’État total ont su passer à un capitalisme d’État tempéré, plus adapté aux formes modernes du contrôle des masses. Il n’était que d’attendre « l’opportunité offerte par un porte-parole prestigieux », Mélenchon en l’occurrence, pour que l’un de ces philosophes émérites, Jacques Bidet, ravi en esprit, annonce urbi et orbi la bonne nouvelle : « Et nous voyons apparaître une nouvelle conscience de classe. »
Cet « ex » ne se trompait pas, à un adjectif près : et nous voyons apparaître une nouvelle conscience de classe… néostalinienne, le maquillage de tout ce qui peut encore rappeler ce qu’il en fut en réalité du PC et de son histoire ! Telle est en effet la nouvelle idéologie qui se fait jour. La contre-révolution systématique menée par les partis uniques et tous les « ismes » a laissé exsangue la pensée révolutionnaire. Certes le PC, ses satellites et ses épigones intellectuels ont été privés de leur fonction, en raison même de leur réussite. Pourquoi faire appel à eux, alors que tout danger semblait avoir disparu ? Mais après être restés suspendus un temps dans le vide qu’ils avaient eux-mêmes creusé, ils ont puisé de nouvelles forces en touchant la terre d’un capitalisme en crise, qui réclame de nouveaux remèdes ; et pris conscience de cette utilité retrouvée et de la place qu’ils pouvaient occuper dans cette configuration inédite.
La généalogie de ce néostalinisme reste à établir, qui soulignerait le lien contre-révolutionnaire logique entre les idées héritées du riche panel des « ismes » totalitaires et le travail de détournement qui s’opère présentement sur les valeurs et sur les mots de la critique radicale. Reviendraient ainsi au premier plan le refoulé de l’histoire et ses sanglantes cicatrices, comme dans un portrait à la Dorian Gray. Karl Kraus parlait des « critères terrestres de la morale et de la raison que Hitler et Staline ont certes pu déformer, mais non pas supprimer ». En vérité, comment des intellectuels qui ne voyaient nulle différence entre totalitarisme et communisme, émancipation et exploitation auraient-ils pu avoir une idée de ces critères ? Et ils n’en ont pas davantage quand, revenus de leurs amours d’antan, ils recyclent les anciens arguments avec des mots nouveaux. Cette cécité est le secret de leur longévité !
Le capital de connaissances contre-révolutionnaires qu’ils ont accumulé ne les condamne pas à l’oubli. D’où la réapparition des indispensables, à l’instar de Badiou, et de tous ceux, philosophes et sociologues bon teint, auxquels le monde politico-médiatique sait faire la place qu’eux seuls peuvent occuper. Un interdit : mettre en lumière le véritable rapport de ce passé au présent ! N’attendons pas de cette fine fleur de l’intelligentsia, pourtant riche d’une si longue expérience, qu’elle s’aventure sur ce terrain glissant. Le responsable, c’est l’autre !
Qu’on se rappelle l’inénarrable réponse de Georges Marchais en 1997 : « Jamais les communistes français ne se sont rendus coupables de crimes. Ils n’ont jamais levé la main sur quelque liberté que ce soit. » Cohabitation gouvernementale oblige, Jospin opinera du chef en déclarant qu’ils n’ont en rien « porté la main sur les libertés ». Quant à Mélenchon, il se fera l’écho de la voix de ses maîtres en rétorquant à une journaliste qui lui tendait obligeamment le micro : « Alors, est-ce que les communistes ont du sang jusqu’aux coudes ? – Oui, le sang des envahisseurs, le sang des nazis, le sang de tous ceux qui leur ont tapé dessus chaque fois qu’ils ont défendu la liberté. » Voilà qui nous rassure sur le nombre de coups qu’ils ont dû recevoir, car ce « chaque fois » réduit le champ de la recherche.
Ainsi, le PC et nos modernes compagnons auront accompli ce miracle : changer le sang en une eau pure soluble dans la démocratie. Il leur aura suffi pour ce faire d’extraire du corpus totalitaire les éléments que le stalinisme avait arrachés à la culture ouvrière pour en pervertir le sens. Les idées détournées au fil du temps par les héritiers des « ismes » disparus, ces idées seront ensuite déposées dans l’histoire pour devenir les référents d’une culture de crise que la situation politique a rendu indispensable. Le retour de Keynes ne pouvait être que le prélude à la naissance de ce néostalinisme des intellectuels, nouvelle conscience de classe contre-révolutionnaire qui repose toujours sur le recours aux recettes d’un capitalisme d’État et aux vertus de porte-parole, mais dans des versions mitigées, en faisant appel au besoin aux références « libertaires » pour en masquer le sens. Les invariants, en revanche, restent les mêmes, la fonction a recréé l’organe, et c’est la raison pour laquelle les « ex » ont gravi tous les échelons de cette nouvelle gauche de la gauche, gardiens attentifs d’une nouvelle radicalité qui emprunte une rhétorique calquée sur celle du stalinisme d’antan, avec « vaporisation » de certains mots et de certaines références.
Les parcelles de cette idéologie se retrouvent partout, réassorties, et elles sont en passe de devenir le bien commun de l’intelligentsia reconvertie, le fonds de commerce intellectuel de la classe dite moyenne ; et chacun puise sa part chez l’autre sans même y prendre garde. La concurrence n’implique-t-elle pas que ceux qui se ressemblent ne se quittent pas des yeux ?
La manière dont se cristallise la critique dite radicale autour du cas Mélenchon est révélatrice de cette distorsion. Rien de plus courant en effet pour les gauchistes de la gauche que de prendre le Front de gauche dans leur ligne de mire afin de montrer que son discours d’opposant sans peur et sans reproche s’inscrit en réalité dans la stratégie du PS, comme un moment de sa politique ; que son combat contre Marine Le Pen concourt en fin de compte à cet objectif, et qu’il n’a d’autre utilité que de servir de rabatteur à la gauche institutionnelle. Vision réductrice de sa « mission historique », et qui permet de passer sous silence ce qu’a d’irremplaçable sa présence dans la recomposition d’une pensée contre-révolutionnaire nécessaire pour répondre aux nouveaux défis que le capitalisme doit affronter. Le Front de gauche ? La casaque du PC pour revenir en force dans le champ politique !
Ce phénomène de première importance, à savoir le rôle qu’il est amené à jouer en dehors de l’allégeance au PS et à la gauche institutionnelle, voilà qui n’éveille guère l’intérêt des critiques, et pour cause : c’est d’eux qu’il est question, c’est leur histoire que raconte le parcours de ce trotskiste tout terrain et qu’il convient donc de laisser entre parenthèses : elle nous livre le secret de la fonction originale du Front de gauche, de la nature de son ancrage électoral, de son rapport véritable avec le PS – un double jeu que le PC met en scène pour garder les deux fers au feu ! De même que le PC était la pièce indispensable du pouvoir gaulliste, le FN la planche de salut de celui de Mitterrand, de même le Front de gauche est le relais incontournable du PC, et son indépendance vis-à-vis du PS sa marque de fabrique. Et le PS lui rend la politesse, le PS qui, au-delà de la gauche et de la droite, incarne le capital sans phrase et qui a besoin désormais qu’une gauche la couvre sur les terrains qu’il ne peut plus contrôler. Le PC trouve enfin devant lui une situation qui lui permet de renaître – et ce prête-nom lui est indispensable, qui ne met pas en question son indépendance, le libère de son passé, tout en lui assurant sa place dans le grand jeu électoral.
La critique de la dépendance de Mélenchon vis-à-vis du PS est devenue l’idée la mieux partagée de ce milieu, et l’objet d’un copier-coller universel sur le coin gauchiste de la toile. Mais comme on ne copie que les idées que l’on comprend et celles que l’on partage, il en est une, en revanche, qui ne risque pas d’être reprise et déroulée à perdre haleine : comment s’agglomèrent les invariants et les revendications du PC autour du Front de gauche, qui est en quelque sorte le terrain d’exercice du parti ? Comment l’intelligentsia les traduit-elle en ses propres termes ? Le rapport à la démocratie représentative est le révélateur de son opposition au système. Mais ce qui pourrait être un emprunt à la pensée libertaire relève ici de la leçon apprise à l’écoute du Parti-guide : le mépris pour la bêtise, pour les œillères que porterait la « masse » qui, en se soumettant aux manipulations électorales, deviendrait la victime consentante de la servitude universelle. La nouvelle avant-garde reste, paradoxalement, fidèle à la division du travail électoral, et elle peut, dans ce domaine, revendiquer le plus fécond des héritages, puisque dans le bestiaire de la radicalité le mouton de Panurge occupe toujours une place de choix !
S’opposer au simulacre démocratique n’implique nullement un jugement moral sur l’électeur ordinaire. C’est percer la logique des illusions que fait naître ce dessaisissement prétendument consenti. Ce geste, en effet, ne peut qu’aggraver le sort des victimes des systèmes qu’il conforte. Ils ont certes aliéné « librement » leurs droits et tout abdiqué de ce qu’ils croyaient défendre. Mais cette situation n’est-elle pas, en premier lieu, la conséquence de l’écrasement des luttes ouvrières. Ceux qui votent adhèrent au système ? Disons plutôt que le système adhère à eux ! Mais il n’en eût rien été si ceux qui prétendaient le remettre en question par leur refus intéressé du verdict des urnes n’avaient éradiqué toute pensée de la « vraie démocratie » en se faisant les apologistes, au nom de l’émancipation, de dictatures marquées par la terreur.
En filigrane de l’adhésion des opprimés au mécanisme de délégation du pouvoir se lit la confusion introduite dans l’histoire par le détournement de toutes les valeurs d’émancipation ; et c’est en bénéficiaire de ce détournement qu’opère le Front de gauche qui joue sur les deux tableaux.
Comme l’intelligentsia est, elle aussi, pour sa majorité, le produit de cette histoire, la polémique que suscite cet ersatz d’entreprise oratoire et tribunitienne tourne dans ce même cercle vicieux ! Inutile d’attendre qu’elle nous livre le secret d’une situation historique qui s’est imposée par une violence dont il convient d’éclairer le caractère pour comprendre le mode de résignation qu’elle engendre et pour découvrir l’antidote de ce poison, réinventer la démocratie en réinventant l’abstention.

Thomas Feix
Louis Janover
Monique Janover