Mon corps, mes règles : un argument pour que les survivantes de viol et de violence domestique deviennent des militantes syndicalistes

mis en ligne le 12 avril 2012
1668AntisexisteJ’ai été violée par mon chum [petit ami] le 18 août 2006. La journée suivante, je retenais mes larmes pendant que je mentais à un inconnu au téléphone expliquant pourquoi je devais manquer ma deuxième entrevue pour un emploi dont j’avais désespérément besoin. Quand j’ai finalement raccroché, je reçus un nouveau texto : « Ce n’est pas terminé. Ce ne sera jamais terminé entre nous… »
Le lendemain, je suis allée à ma deuxième entrevue. C’était à l’intérieur de la Tour Sears au Starbucks de Chicago. J’ai pris le train pour aller à l’entrevue, regardant constamment autour de moi et tremblant de peur. Mais j’avais besoin d’un travail. Je venais d’être renvoyée du magasin Target deux semaines plus tôt et je n’avais d’autres options. Je savais que j’allais avoir à passer le détecteur de métal afin de pouvoir entrer dans l’édifice et, malgré mon instinct qui me disait le contraire, je n’ai pas apporté de couteau avec moi.
« Que feriez-vous si vous surpreniez un collègue de travail en train de voler ? »
Mes pensées défilaient à toute vitesse. Je me disais que je risquais ma sécurité en sortant de la maison pour un emploi stupide qui paie seulement 7,75 dollars de l’heure. Ne valais-je pas mieux que ça ? Ne valons-nous pas beaucoup plus que ça ?
« Je le dirais à mon supérieur tout de suite, évidemment. Je n’ai jamais compris pourquoi certaines personnes volent au travail… »
Je leur ai dit ce qu’ils voulaient entendre.
J’ai donc commencé à travailler au Starbucks le 22 août 2006. Cela fait un peu plus de cinq ans. Chaque année, je dois faire une révision annuelle de ma performance où je dois généralement expliquer – avec quelqu’un de plus jeune que moi et qui a un salaire beaucoup plus élevé – pourquoi mon dur labeur, mes douleurs au dos, mes mains qui craquent, mes poignets endoloris, les poches sous mes yeux, les brûlures, les bleues sur mes bras, les coupures sur mes genoux, le traitement dégradant constant infligé par certains clients, les « pitoune, p’tit chou, puce, bitch », les « Aye toé la pute… J’t’avais dit PAS de crème fouettée ! », les regards désobligeants ou les poursuites après le travail… Je dois argumenter pourquoi, à cause de tout ça, je mérite une augmentation de 33 cents et non de 22 cents. Dégradant pour n’importe quel employé. Dégradant, surtout pour une femme. Seulement, moi, j’arrive à cette journée chaque année en me souvenant que, quatre jours plus tôt, je me faisais violer par la personne que j’aimais. Cette révision annuelle est vraiment la seule chose qui me rappelle cette journée.
J’aurais aimé dire que j’exagère, mais je commence tout juste à atténuer mes propos sur mes sentiments face à cet évènement. Parlant de travail, je pourrais également exposer les deux raisons pour lesquelles, quand j’ai été violée, je ne suis pas sortie de la maison avant le matin : 1) j’avais peur de prendre le métro pour retourner chez moi à trois heures du matin ; 2) ma meilleure amie (et également la deuxième partenaire de mon chum) devait venir me chercher au matin pour que je fasse le ménage chez ses parents riches qui vivent dans la banlieue. Je suis donc restée couchée les yeux ouverts aux côtés de mon agresseur tant j’avais besoin de vendre ma force de travail en échange de quelques billets. Ma volonté de ne pas perdre ce job m’a gardé auprès de lui. Lui promettant que je n’en parlerais à personne. Lui promettant que je resterais avec lui. Des promesses que, à ce moment, je croyais peut-être suivre.
Ce n’est que lorsque j’étais littéralement à quatre pattes en train de frotter le plancher de chez les parents de ma meilleure amie que j’ai réalisé qu’être pauvre était déjà une forme de violence envers moi.
Je me suis levée. Je lui ai tout dit. Je n’ai entendu aucun mot de soutien. Elle m’a dit qu’elle était jalouse. J’avais envie de vomir. Je lui ai dit de me ramener chez moi, car je préférais mourir de faim que de nettoyer la maison de ses parents aujourd’hui.
Elle m’a donné tout l’argent bien que je n’eusse pas encore fini le nettoyage et elle m’a reconduit chez moi. Probablement pour se donner bonne conscience, j’en suis sûre. Je lui en veux moins à présent, car je réalise que les comportements manipulateurs de ce gars l’avaient atteinte également. Mais c’était pire pour elle que pour moi. Je suis sortie de cette relation. Elle décidait de rester et, du coup, décidait de trahir une autre femme. Ça, ce sont de graves manipulations.
Le mois suivant l’attaque, je suis allée en thérapie sans frais dans un programme contre les violences domestiques. J’ai fait des exercices qui m’ont forcée à parler des moments heureux que j’avais vécus avec lui. Je ne voulais pas. Nous avions eu une relation entrecoupée qui a duré quelques années et nous avions certainement eu des moments merveilleux ensemble. Mais j’aurais souhaité que cette relation ne soit jamais arrivée. J’aurais souhaité ne pas l’avoir rencontré. Je ne voulais pas me rappeler de son visage, de sa voix ou de son odeur. Je me suis débarrassée de tout ce qu’il m’avait donné et de ce qui me rappelait son souvenir. Ma thérapeute voulait que je trouve d’où venait cette attaque, car je me blâmais pour tout ce qui s’était passé. L’idée d’imaginer que les choses étaient bien avant cette nuit-là m’a frappé s’en prévenir. Ou, du moins, c’est ce que je croyais.
Après près de six mois de thérapie, nous avons eu une révélation. Il a toujours été manipulateur et abuseur verbalement. Il se plaisait à miner mon estime et me voulait misérable afin que j’aie l’impression d’avoir besoin de lui. Alors, j’avais désespérément besoin de son approbation et de son attention. Les jours suivant le viol, j’ai commencé à lui faire face et à ne plus accepter certaines choses. Je refusais d’avoir des relations sexuelles quand je voyais qu’il était abusif alors qu’avant j’aurais cédé, même après qu’il m’ait insultée. Ma thérapeute m’a fait comprendre qu’il m’avait violée car il sentait qu’il perdait le contrôle sur moi. Il voulait me briser… comme on fait avec un cheval.
Durant la thérapie, j’ai commencé à comprendre que je valais quelque chose et qu’il était celui qui était pathétique. Pas moi. Il voulait quelque chose de moi, et l’avoir n’était pas encore assez. Il voulait mon corps, ma vitalité. Une emprise sur des choses qui ne peuvent être possédées.
Quand j’ai commencé à me sentir plus forte et moins effrayée, je n’étais vraiment plus capable de tolérer les clients irrespectueux. Ne pas tolérer ces clients voulait dire faire face à la furie des superviseurs lorsqu’un client se plaignait, ce qui voulait dire également affronter mon employeur. Finalement, l’opportunité est venue et ne pas vouloir vivre ma vie en victime prit la forme d’une signature sur une carte de membre du syndicat IWW (Industrial Workers of the World – Syndicat des travailleurs industriels du monde).
J’ai appris le militantisme au travail. Je décidais que je n’étais pas fait pour être l’esclave des hommes, alors pourquoi l’être d’un patron, d’une corporation ou d’un client ?
J’observais mes patrons alors qu’ils étaient assis à leur bureau, sirotant leur café spécial qu’ils m’avaient demandé de faire, s’épancher devant des chiffres de vente qu’ils avaient eus par la sueur de mon front et de celui de mes collègues. On se tuait au travail. Des mères avec qui je travaillais me parlaient de comment elle n’avait pas pu voir leur enfant faire ses premiers pas, car elles devaient faire des lattés. J’ai connu une femme enceinte qui travaillait pendant qu’elle était dilatée, risquant sa santé et celle de son enfant parce que le congé de maternité était tellement court qu’elle voulait avoir le plus de temps possible avec son nouveau-né. Je savais que les patrons et les compagnies étaient responsables de cette situation.
Les patrons sont des gens manipulateurs. Ils abusent des employés, vous refusant des pauses, vous qualifiant de gros nul, donnant des promotions à des gens qui vous ont harcelé sexuellement, vous donnant un horaire de travail qui rend le sommeil impossible, vous refusant des augmentations pour des peccadilles (comme ne pas avoir porté les bas noirs exigés ou ne pas avoir dissimulé vos tatouages). Et quand nous avons commencé à râler au travail, ils tenaient ce genre de discours et, soudainement, ils organisaient une fête avec de la pizza pour les employés. La majorité des employés auraient remercié leur patron et auraient parlé pendant des semaines sur comment leurs chefs se préoccupaient de leur bien-être. À quel point ils étaient gentils. À quel point nous étions chanceux.
Soudainement, les souvenirs d’abus s’effacent et l’hostilité envers l’employeur disparait. Les patrons redeviennent les bienvenus dans les conversations de groupe et sont invités aux showers de bébé.
Je ne vois aucune différence entre ce scénario et celui d’un chum qui frappe sa blonde au visage et ensuite revient avec un bouquet de fleurs et des friandises. Et ce cercle vicieux recommence.
Je n’ai pas honte d’avoir été violée et manipulée par mon ex. Je n’ai pas honte de l’avoir laissé et d’avoir fait en sorte de cicatriser cette blessure. Je n’ai également pas honte d’avoir vécu et d’avoir été témoin d’horribles abus depuis que je travaille au Starbucks. Je refuse d’accepter la présence des patrons après une simple fête avec de la pizza.
Je n’en veux pas de leur pizza. Je n’en veux pas de leurs fleurs. Je veux ma liberté, je veux sortir de cette vie d’esclavage. Je veux la fin des abus.
Oui, je pourrais démissionner, comme on laisse un partenaire abuseur, mais le prochain emploi va reproduire ce cercle vicieux. Le prochain emploi sera comme le prochain partenaire : abuseur.
Donc, je suis restée. Et je me suis battue. Je me suis battue en tant que militante, avec les autres survivants d’abus, mes collègues de travail. Du moins ceux et celles qui avaient touché le fond du gouffre et qui voulaient remonter à la surface. Car tout le monde n’est pas prêt à faire face à son oppresseur lorsque je les rencontre. Mais je serai là lorsqu’ils seront prêts. Lorsque eux aussi reprendront courage.
Nous travaillons ensemble pour améliorer nos conditions de travail. Refusant de leur donner ce qu’ils veulent lorsqu’ils abusent de nous. Refusant de travailler. D’utiliser nos corps pour leurs propres désirs.
Sous le système actuel, il faut gagner de l’argent pour survivre. Pour gagner de l’argent, nous devons vendre notre force de travail. Ceci est déjà, à mon sens, dégoûtant et injuste. Je suis fascinée par la créativité, l’habileté et le génie de l’être humain. Je ressens une très grande fierté lorsque je suis capable de produire quelque chose ou d’enseigner quelque chose, de parler, d’écrire et d’apprendre. N’est-ce pas formidable de savoir que l’humain est capable d’autant de belles choses ? Le fait que quelqu’un ait été assez intelligent pour exploiter cette merveille des gens pour son propre profit en donnant le minimum possible en retour à la personne qui l’a créé me crève le cœur. J’ai le même sentiment lorsque j’apprends qu’une personne reste avec son abuseur et fait tout ce qui lui est demandé pour être battue encore et encore. Je me demande toujours quand vont-elles les quitter ? Je me demande quand vont-elles contre-attaquer. Je me sens de même lorsque je prends un collègue de travail qui sanglote dans mes bras, car son superviseur lui a crié dessus. Je me demande quand ils vont arrêter d’encaisser. Plusieurs travailleurs le font déjà. Les travailleurs qui ont rejoint un syndicat. Nous sommes des survivants.
Ces cinq dernières années ont été stupéfiantes. Je me suis guérie des abus et de la dégradation de cette relation. Je me suis également guérie en appliquant les enseignements de ma thérapeute à ma vie au travail.
Je refuse d’être une victime à présent. Je suis déterminée à me souvenir de ma valeur et j’essaie d’aider les autres à se guérir d’années d’abus entre les mains d’employeurs et de clients. Ce n’est pas assez de démissionner si on n’a pas réalisé notre valeur à cause d’une pauvre estime de la valeur de notre travail, car cela pourrait nous remettre continuellement dans les mêmes situations de travail. Avant même de nous en rendre compte, nous avons été littéralement blessés et nous n’avons rien pour le démontrer. Les grands patrons auront leurs propriétés qu’ils auront achetées avec l’argent qu’ils nous ont pris. Ils auront les meilleurs médecins, leurs enfants iront dans les meilleures écoles et leurs parents âgés seront les mieux soignés. Ils jouiront du fruit de notre travail alors que nous crèverons de faim. Ce n’est pas différent d’un partenaire amoureux qui prend ton chèque de paie.
Les brûlures faites par le lait bouillant ne me font pas moins mal quand je réalise que cette boisson coûte la même somme que mon salaire de l’heure ; en une heure, j’en aurai fait des centaines.
N’écoute pas lorsqu’un employeur ou un collègue abuseur essaient de te faire croire que ton travail ne vaut rien. Ne les crois pas lorsqu’ils déprécient ton travail parce que c’est du fast-food ou de la vente au détail. Que tu sois assis à un bureau, que tu livres de la pizza, que tu nettoies les toilettes, que tu couses un ourlet de pantalon ou que tu sois acteur sur scène afin de pouvoir payer tes factures… Rappelle-toi que si les patrons pouvaient le faire seuls, ils le feraient. Souviens-toi qu’ils ont besoin de toi beaucoup plus que tu as besoin d’eux. Oui, l’abus peut empirer lorsque tu leur fais face et que tu te bats. Semblable à ce que j’ai vécu. Mais si cela doit m’apprendre l’émancipation et le refus de l’esclavage, eh bien qu’il en soit ainsi.
Je ne serai pas une esclave. Je ne serai pas une servante. Je ne consens pas à l’abus de mon être et de mon corps ou à la dépréciation de ma vie. Quand ils essaient de nous diviser, c’est comme le partenaire qui dit que tu ne peux plus voir tes amies. C’est pour t’isoler afin que tu te sentes seule et impuissante comme lorsque tu cries et que personne ne peut t’entendre. Ne leur laisse pas faire cela. Refuse l’isolement. Tends la main à tes collègues. Refuse le travail dangereux. Demande un salaire décent. Ceux qui font la majorité du travail devraient avoir le plus de luxe. Nous le méritons. C’est le nôtre.
Si tu t’es sortie d’une relation ou d’une situation abusive dans ta vie, alors tu sais à quel point tu en as besoin. Tu as passé et repassé des centaines fois le film et tu réalises comme tout ça aurait pu être pire. Tu te sens reconnaissante d’avoir quitté cette vie d’avant. Imagine si tous les mauvais traitements au travail prenaient fin. Imagine si tu ne redoutais pas de rentrer au travail. Et si le patron avait maintenant peur de toi ? Et s’il n’osait plus te toucher, te traiter de tous les noms et te harceler ? Et s’il ne te refusait plus de pauses et te payait ton temps supplémentaire comme il se doit ? Et si tu décidais de ton horaire et des tâches que tu voudrais prendre en charge ? Et si tu décidais ton salaire ?
Ça ressemblerait à quoi d’être finalement libre ?

Liberté Locke
Traduit par Karine W.