Rencontre internationale de l’anarchisme : zoom sur deux conférences

mis en ligne le 5 avril 2012
Louise Michel et les Roms
Louise Michel était en prison, elle attendait son bateau qui la transporterait de France en Nouvelle-Calédonie, son lieu de déportation pour participation à la Commune de Paris en tant que blanquiste.
Louise Michel n’était donc pas à Saint-Imier, mais il est remarquable de noter qu’elle devint anarchiste sur Le Virginie, en route vers sa déportation, grâce aux soins de Nathalie Lemel qui, elle, était dejà bakouninienne avant la Commune. En somme, la place décalée de Louise Michel dans la fondation du mouvement anarchiste à Saint Imier est une partie intégrante de ce mouvement, et elle est quasi contemporaine du congrès. Ce qui laisse à penser que des informations ont pu circuler jusque parmi les prisonnières en partance pour les antipodes.
Or, comme vous le savez tous, que trouva-t-elle au bagne dans cette colonie française ? Des habitants, des autochtones, les Canaques. Comme vous le savez, elle se prit d’intérêt fervent pour eux et accomplit l’une des prouesses de son existence, à savoir qu’elle fut l’une des premières anticolonialistes de France, sinon la première, et cela contre l’avis de ses compagnons codéportés. Et qu’elle fit oeuvre ethnographique en guise de déportation, avec pour tout appui Charles Malato.
Enfin, elle conserva comme boussole de sa proximité avec les Canaques, la perspective de leur droit égal à l’émancipation et leur en forgea quelques outils, qu’ils mirent en pratique lors de leur soulèvement en 1878.
Ce sont les Roms qui m’ont ramenée à Louise Michel. Lorsqu’au début des années quatre-ving-dix j’ai rejoins le mouvement des droits civils des Roms européens, et l’ai accompagné, j’ai rapidement cherché des outils adéquats à cette situation pour pouvoir la comprendre et la suivre.
Les catégories sociales n’y suffisaient pas, ni les catégories anticolonialistes, car les Roms ne sont pas des colonisés : ils sont une ethnie, un peuple sans état.
C’est en recherchant parmi les penseurs et théoriciens anarchistes, ainsi que les révolutionnaires divers de l’anarchisme, comment ils avaient envisagé la place d’une ethnie, que je me suis tournée vers Louise Michel, à cause de son lien avec les Canaques.
Cette présentation ne cédera donc pas uniquement à une biographie cent fois ressassée de Louise Michel (quoi que toujours incomplète à ce jour), mais s’interrogera avec vous sur l’élargissement des catégories de l’émancipation proposées par l’anarchisme, ou la nécessité de cet élargissement.

Claire Auzias


Crise mondiale et société marchande
Robert Kurz, philosophe allemand né à Nuremberg en 1943, est à l’origine du renouveau de la théorie critique en Allemagne, connue sous le nom de Wertkritik (critique de la valeur), où il anime la revue Exit ! Crise mondiale et société marchande. Kurz reprend la critique de l’économie politique là où Marx l’avait laissée. Il élabore l’idée que le capitalisme moderne, au cours de la troisième révolution industrielle (celle de la microélectronique), supprime plus de travail humain qu’il n’est capable d’en créer et se vide ainsi de sa propre substance. Ce processus, induit par la « rationalisation » incessante de la production marchande, fait en sorte que le capitalisme se heurte à ses propres limites. Kurz part de l’idée selon laquelle le capitalisme est une contradiction en procès. D’un côté, le capital tire sa substance du travail humain et plus il consomme, mieux c’est. Mais, d’un autre côté, le capital, par son développement même implique la réduction des coûts, détruit le travail humain. Autrement dit, le capital s’autodétruit. Selon Kurz, le capitalisme n’est donc qu’une longue suite de crises, et la contradiction aujourd’hui parvenue à maturité fait exploser le système. Avec la crise de 2008, c’est en effet « l’économie de déficit », le coeur même du capitalisme moribond, qui est entrée en fusion. Le capitalisme connaîtra peut-être de brefs rebonds, mais il est désormais condamné à un irréversible déclin.
Cette théorie, Kurz ne la voit pas comme la solution à tous les maux. Certes, elle montre qu’au stade actuel du capitalisme toute tentative de rafistolage est vouée à l’échec et elle permet aussi de critiquer les formes de conscience qui portent les hommes à s’accrocher au capitalisme. Mais le reste, c’est-à-dire la transformation pratique des structures capitalistes, c’est aux hommes de s’en charger. C’est à eux d’éviter la barbarie vers laquelle le capitalisme les pousse chaque jour un peu plus.
Kurz appelle à un changement de paradigme dans la critique du capitalisme moderne. Il s’en prend globalement au système producteur de marchandises d’aujourd’hui, lancé dans une course destructrice que seule une refonte de la critique sociale pourrait freiner. Critiquer le système marchand en termes d’une simple redistribution plus juste des richesses, voilà qui, pour Kurz, constitue une approche qui, loin d’être une solution du problème, fait partie de celui-ci. Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est une critique catégorielle du capitalisme qui s’attaque à ses éléments structuraux : le travail abstrait, la marchandise, l’argent et l’État.
Les références intellectuelles de Robert Kurz sont les théories de Georg Lukács (Histoire et conscience de classe) ainsi que l’École de Francfort (Adorno-Horkheimer). Une approche similaire est poursuivie actuellement par l’Américain Moishe Postone dont les éditions Fayard ont publié le livre Temps, travail et domination sociale (2009). Cette critique est aussi élaborée et relayée par d’autres penseurs tels que Anselm Jappe, Gérard Briche, Norbert Trenkle, Jean-Marie Vincent, Roswitha Scholz…