Le Monde libertaire dénigré : des ravages médiatiques sur l’égocentrisme d’un esprit autrefois salutaire

mis en ligne le 29 mars 2012
Samedi 17 mars, dans l’émission « On n’est pas couché », sur France 2, déversoir de toutes les rengaines pseudo-intellectuelles du moment, dérisoire cénacle composé de propagandistes de cour ou d’histrions épatant la galerie, de journaleux dégoulinants de morgue, de savants factices, voire frauduleux, d’essayistes à la mode, de politicards en mission, ou de punching-balls offerts aux ego carnassiers de ceux qui ont le pouvoir de dire ce qui est bien et ce qui mal (en politique, en littérature, en musique, en sciences, en économie, en droit du travail, que sais-je encore), samedi soir donc, deux auteurs promus par les médias audiovisuels étaient invités pour offrir au peuple les fruits incomparables de leurs cogitations : le raciste et phallocrate Éric Zemmour, pour le recueil de ses chroniques matinales sur RTL, et Michel Onfray, pour sa biographie d’Albert Camus.
L’homme tout de noir vêtu allait rentrer dans le chou de l’homme au verbe haineux et rance, espéré-je. Ça va saigner, anticipé-je avec entrain. Zemmour qui pense que les dealers sont nécessairement noirs ou arabes, qui est passé devant un tribunal pour de tels propos, qui accompagne l’aile droite de l’UMP pour la conseiller, lui qui encore récemment, dans une de ses chroniques quotidiennes sur RTL, affirme avec jubilation et un aplomb sans bornes que l’abolition du mot « race » dans la Constitution est une idiotie 1. Lui encore qui s’inquiète que les femmes osent sortir de leur cuisine et s’indigne que des parents puissent s’abaisser à affubler leurs enfants de prénoms métèques. Eh bien, gourmandé-je, ce Zemmour-là – ce Maurras de sous-préfecture –, Onfray va lui apprendre ce que veut dire philosopher « anarchistement », il va le ridiculiser, ce petit contremaître de la rectitude de la France éternelle…
Il n’en fut rien. La télévision posséderait-elle inéluctablement cette propriété émolliente qui rend docile tout vendeur de livres, incapable même d’un affrontement à fleurets mouchetés ? Pas un mot pour signifier un antagonisme radical, les regards complaisants et les sourires affables de gens de lettres tenant salon télévisuel, de courtois « Michel » de la part de Zemmour qui, lui non plus, n’eut pas un mot agressif à l’encontre d’Onfray (pourtant censé représenter à peu près tout ce qu’il exècre), allant même jusqu’à fréquemment dodeliner du chef pour montrer son approbation du récit de la vie de Camus brossé par Onfray, lequel, tapant à bras raccourcis sur les cocos 2 et BHL, ne peut que réjouir Zemmour. Et Onfray de rendre hommage à son alter ego (je cite – l’émission est visible sur Dailymotion, ces propos sont vérifiables) : « Moi, j’aime bien l’homme parce que c’est un homme libre. […] C’est un homme sans catéchisme. […] Je ne souscris pas à tout, bien sûr. […] Si on est sincère, on est obligé de le dire : c’est un homme libre, et les paroles libres, elles sont rares. […] Il ne méprise pas les gens [sic !!!], il a des arguments 3 […], si on n’est pas d’accord, il est courtois, il est poli […], il a de la culture, il a du savoir, des lettres, il connaît bien l’histoire 4 et c’est intéressant de débattre avec lui. » Ah oui, c’est vrai, dans la conception la plus benoîte (faussement benoîte ? benoîte 16 ?) de la praxis libertaire, on trouve en son noyau cette douteuse vénération de la liberté. En son nom, que de conneries proférées… Mais, me rétorquera-t-on, ce n’est pas si important tout cela : certes, la bienséance a primé la virulence militante, certes il s’agit là de quelques accommodements avec nos idées-forces, mais du moment que les idées passent (à savoir : Camus), tout va bien, braves gens. Pour une fois qu’on entend le mot « libertaire » à la télé (« anarchi(sm)e » restant, lui, systématiquement assimilé à la violence, au désordre, aux émeutes), pour une fois qu’on le voit incarné par un auteur à succès, devant des centaines de milliers de spectateurs, quelle promotion pour nos idées et notre lutte, mon bon monsieur.
Cependant, la gêne ressentie s’amplifie quand l’histoire que je rapporte ici se termine de la sorte, quand ces deux hommes « libres », en ce sens si mondain du terme, se rencontrent et se savourent l’un l’autre, et que, paradoxe des paradoxes, ce n’est pas le plumitif du Figaro Magazine qui agresse Le Monde libertaire, mais le chevalier noir de « l’ordre libertaire ». En marge de cet étrange ballet de pions télévisuels, surgit, inattendu, le mot de trop de la part d’Onfray, le coup de Jarnac, la lame rouillée et émoussée pour faire mal. La victime de son ressentiment : Le Monde libertaire ! La phrase est rapide, au fil d’une longue et détaillée réprobation du sartrisme français ; elle est incompréhensible pour toutes les personnes présentes sur le plateau et sans doute pour la plupart des téléspectateurs ; toutefois, elle est sciemment prononcée, à dessein, dût-elle n’avoir pour seule finalité que le plaisir égotique de son auteur. L’attaque contre le sartrisme, ridicule protubérance sur la face de l’intelligentsia française, et contre ses porte-parole, au premier rang desquels BHL, est cinglante, roborative même, en un temps d’atonie et de conformisme philosophiques. Elle est juste et justifiée. Onfray fait alors son travail de philosophe critique. Puis vient le moment fatal : « Libé et Le Monde sont sartiens. Le Monde libertaire est sartrien. » Quelques mots rapides, mais que je perçois bien évidemment avec une particulière acuité. Pas d’explication, pas de justification. Si être sartrien, c’est être hostile à Camus – il faut bien évidemment l’entendre ainsi dans ce contexte –, alors par quelle opération bourbeuse de l’esprit en vient-on à qualifier ainsi notre journal ? Ici, l’absurde le dispute au malveillant. Un peu comme dans le cas des politiciens qu’Onfray adore avant de les conspuer, au gré de ses erratiques inclinations.
Le Monde libertaire est-il exempt de défauts ? Bien sûr que non. Est-il interdit de le critiquer ? Bien sûr que non. Personnellement, je ne m’en prive pas, in petto ou avec quelques amis de la Fédération anarchiste. Par exemple, ces analyses qui n’en sont pas et qui enquillent rituellement slogans éculés ou vaines incantations, on connaît ; ça m’ennuie, j’en bâille… et parfois je fulmine. Mais être critique de sa propre activité, c’est ce qu’on doit faire quand on apprécie un outil de propagande comme l’est Le Monde libertaire et qu’on souhaite qu’il s’améliore grâce aux efforts de tous, surtout quand au fil des ans on y a consacré des centaines d’heures de travail. Mais Onfray n’en a cure, en mettant dans le même sac d’une part des journaux nantis de rédactions fortes de centaines de professionnels, financés par des industriels, distillant une information généralement au service des pouvoirs et, d’autre part, notre hebdomadaire si évidemment en tous points aux antipodes de ces publications. Un article récent du Monde libertaire (n° 1658) est probablement la cause de cette vengeance de bas étage, un article reprochant aux 600 pages du livre qu’Onfray consacre à Camus des « oublis », des dissimulations de sources et de travaux antérieurs, un article faisant le constat nécessairement amer qu’Onfray occulte tout un pan de l’historiographie camusienne issue des rangs d’auteurs anarchistes. Alors oui, comme il y a eu crime de lèse-Onfray, il faut bien que celui par qui Camus peut encore donner de la voix en une société où il serait rendu muet par des quarterons de sartriens, y compris dans la presse anarchiste, châtie les manants qui ont osé le sermonner, et c’est ainsi que Le Monde libertaire est devenu un journal sartrien. CQFD.
Vu de cette lucarne, l’anarchisme « à la française » (ou faudrait-il dire le « libertairianisme » ?), serait-ce uniquement cela, de stériles affrontements ornés d’odes aux ancêtres, des anathèmes à peine audibles pour qui n’est pas inscrit dans cette histoire parfois torve, des esquives quasi systématiques face aux enjeux cruciaux de notre temps, en un mot un fantomatique espoir de conserver encore vivace un projet révolutionnaire ?






1. Parmi les obsessions de Zemmour, la race donc, déjà en 2008 : « […] Noirs et Blancs appartiennent à deux races différentes et que cette différence est faite par la couleur de la peau, sans pour autant les hiérarchiser. […] Mélanésiens et Antillais sont de la même race. […] S’il n’y a pas de race, il n’y a pas de métissage. […] À la sacralisation des races, de la période nazie et précédente, a succédé la négation des races. Et c’est d’après moi, aussi ridicule l’une que l’autre » (Arte, émission « Paris/Berlin », 13 novembre 2008). Quant à son billet radiophonique du 12 mars 2012, après des considérations toutes plus crasseuses les unes que les autres, il termine sur ce sophisme : « S’il n’y a plus de races, comment interdire les discriminations selon les races, il n’y aura plus de racistes puisqu’il n’y aura plus de races. Les lois punissant les diffamations raciales, les incitations à la discrimination raciale n’auront plus de fondements juridiques. Du chômage en perspective pour les associations antiracistes. Un drame social de plus… »
2. Le sartrisme, philosophie absconse et inutile, a prospéré notamment aux abords du PCF et dans une partie de l’extrême gauche.
3. Voir note 1.
4. Alors qu’il n’est, pour qui sait voir, que l’expression hautaine et sophistiquée de la « beauferie » ordinaire telle qu’elle se dessine dans l’article de Maurice Rajsfus ci-après.



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


michel

le 22 septembre 2014
on pourrait se demander s'il existe encore des intellectuels, tout ce qu'ils savent, lis l' ont lus et n'ont aucunes expériences réelles de la vie puisque confines dans les facs ou unifs. la vraie école , c'est la vie et non pas celle des perroquets

patrick granet

le 23 septembre 2014
Avant , je regardais la télévision . La dernière émission digne de ce nom fut celle de Pollack qui avait réuni le professeur Choron et ses complices du ChARLIE HEBDO d'alors . Hélàs maintenant , la presse doit être dans la norme "politiquement correcte".
La radio , y a la disparition de l'émission se daniel Mermet " là bas si j'y suis" . C'était pas toujours terrible , mais ça existait.
L'expression par les médias est au plus bas.
Reste le presse alternative, mais son audience reste marginale.

Chacun pour s'exprimer crée son blog ( s'il le peut )
notre planète manque d'intellectuel (sauf peut être au Quebec )..

CONCLUSION : j'attends avec impatience le retour du monde libertaire sur le net.
Enfin , la FA est la seule orga anar à très peut s'exprimer via @infos.

zucco

le 24 septembre 2014
Sauf que Polac n'était pas à Charlie Hebdo à l'époque.Il n'y a participé qu'à lépoque des années Val,les pires.Le nouveau Charlie,"dirigé" par Charb est quand même bien meilleur que celui des années Val.Et question humour ça vaut mille fois le très chiant Canard enchaîné,qui critique les individus mais ne remet jamais en cause les institutions(à part la chronique de Jean Luc Porquet,qui aurait plus sa place au Monde libertaire qu'au Canard)
Dans le nouveau Charlie,il y a l'excellent Fabrice Nicolino notamment,dont le monde libertaire aurait bien besoin pour calmer les délires réactionnaires de Philippe Pelletier.En plus de ne pas croire à la croissance, Nicolino ne vote pas,ne croyant pas à cette prétendue "démocratie" représentative.A l'époque de Val on ne trouvait plus en ces pages de tels chroniqueurs.Charlie n'est toujours pas parfait,mais il a retrouvé quelques couleurs.

patrick granet

le 24 septembre 2014
mal exprimé ? mal compris ? IL est bien entendu que je parlais du 1er
charlie hebdo avant valls . De toute façon après je l'ai plus acheté..
je parlais de l'époque de Fournier ( qui se serait entendu avec nicolino )
de celle de reiser, gébé, defeil de ton , cavanna etc...
Quand j'évoquais pollac , c'était pour une émission tv où il avait réuni tout le monde pour célébrer la fin de "charlie hebdo", une sacré émission où
Choron a mis un sacré bordel.
je ne savais pas que nicoolino écrivait dans "charlie", je le lis sur son blog et c'est vrai il est bien.
j'aime bien lire pierre Sommermeyer , il est vrai que les articles du M L
ont bien baissé.
Et , pourquoi toujours pas de nouvel ML sur le net ?