Outsider

mis en ligne le 29 mars 2012
1666AnarchieEn quelques jours, un type venu de nulle part est parvenu à justifier toute l’inflation sécuritaire qui, avant les tueries de Montauban et de Toulouse, nourrissait encore une certaine défiance de l’opinion publique. Cet homme, qui a désormais acquis la notoriété d’un Khaled Kelkal 1 ou d’un Richard Durn 2, par son irruption sanglante et inopinée dans l’actualité, a concentré toute l’attention médiatique et recentré, par voie de conséquence, tout le débat politique, à un mois du premier tour de l’élection présidentielle.
Ce qu’il a fait est ignoble, impardonnable, et les médias de masse ont été suffisamment prolixes – prolixes jusqu’à l’écœurement –, pour que nous éprouvions le besoin d’y revenir. Rien ne justifiait l’exécution de sang-froid de sept personnes, adultes et enfants confondus. On se sent une obligation de devoir préciser cette évidence, de peur d’être basculé du côté des assassins. Car, dans le climat actuel, la critique peut vite passer pour une complaisance complice.
Une menace imprécise, et terrible dans son imprécision, s’est incarnée dans le périple meurtrier d’un jeune homme dont le profil, s’il intéressait les services de police et de renseignement, n’augurait rien, nous dit-on, de ses résolutions finales. Mohammed Merah, en digne, quoique inconscient, adepte du clivage cher à certains de nos édiles politiques, a tracé une ligne de partage qui tient en un mot : fermeté. Et l’estime de chacun dépend de sa position – ou plutôt de sa posture, car les temps électoraux sont, plus que jamais, ceux de la représentation – par rapport à cette « fermeté » qui ira loin, n’en doutons pas.
Déjà, au cours de cet incroyable siège de plus de trente heures, les conversations du café du commerce allaient bon train. Pour bon nombre de « compatriotes », l’affaire était entendue : une rafale pour ce chien, cet assassin de gosses, et sa tête au bout d’une pique. Les armes du Raid sont finalement venues à bout du « forcené » retranché, seul, dans son appartement. Les partisans de la justice expéditive estimeront que c’est trente heures de trop. Les autres se diront qu’en s’y prenant autrement, on aurait pu capturer Merah vivant.
Mais non, on s’y est pris de telle façon que celui qui n’était alors que suspect des tueries, sorte les pieds devant. Merah est ainsi allé rejoindre Kelkal, autre « ennemi public n° 1 » abattu, seul, près d’un arrêt de bus, et Durn, défenestré du quatrième étage de la brigade criminelle, quai des Orfèvres, peu après son arrestation. Chacun est mort avec sa vérité, une vérité qu’il aurait fallu connaître pour comprendre. Mais les morts ne parlent pas, et les vérités s’édifient en dehors d’eux.
La « vérité » de Mohammed Merah ranime le souvenir de Khaled Kelkal. On n’a pas encore tout entendu, mais ce qui a été dit est d’ores et déjà cousu d’un solide gros fil : l’itinéraire d’un enfant des banlieues tombé dans la petite délinquance et entré, en prison, dans le fondamentalisme islamique comme d’autres entrent dans les ordres. Tous les ingrédients chers à la rhétorique du Front national sont ainsi réunis. Il n’est d’ailleurs pas impossible que le candidat sortant, avec une aile droite regonflée à bloc, remporte l’élection présidentielle au finish après que la gauche ait, comme d’habitude, glissé sur la nappe d’huile sécuritaire.
Mais trêve d’anticipations saugrenues. Pour l’heure, l’affaire Merah ouvre la voie aux propositions politiques, et il est clair qu’elle permettra de réactiver, comme en 1995, un Plan Vigipirate dont le principal effet consiste à relativiser la valeur et l’étendue des libertés publiques.
Mais qui saura la part de désespoir qui a changé un gosse d’une vingtaine d’années en machine à tuer ? Fruit d’une époque dépourvue de pitié et de justice, où la richesse est volée à ceux qui la produisent, où la protection ne vaut que pour les voleurs patentés, le désespoir pourrit le cœur de millions de perdants et fera se lever d’autres Kelkal, d’autres Durn, d’autres Merah. Qu’ils aient perdu leur jeunesse en prison – triste couveuse de désespérés –, que leur esprit se soit asséché dans les déserts de béton au pourtour des villes opulentes, que leurs illusions aient lentement disparu au contact des professionnels de la politique…
Nous maudissons cette époque parce que nous savons la part de désespoir qu’elle sème et les moissons funestes qu’elle prépare pour l’humanité. Cette prise de conscience nous a conduit à la révolte, à la confrontation avec ce système producteur de misères, à la solidarité dans cette lutte opiniâtre. Notre révolte est une exaltation de la vie. Et c’est la seule qui vaille.

Stéphane, groupe Claaaaaash de la Fédération anarchiste





1. Khaled Kelkal, membre du GIA, fut impliqué dans la vague d’attentats commis en France, et notamment à Paris, au milieu des années 1990. La chronique judiciaire a retenu de son parcours de jeunesse un séjour de quatre ans en prison, au cours duquel il aurait eu ses premiers contacts avec le milieu islamiste radical.
2. Richard Durn était un militant écologiste et membre de la Ligue des droits de l’homme. Dans la nuit du 26 au 27 mars 2002, présent lors d’une séance tardive du conseil municipal de Nanterre, il se lève et tire en direction des élus. Bilan : huits morts et dix-neuf blessés.