Lettre ouverte au militant qui ne doute pas

mis en ligne le 22 mars 2012
Celui qui m’inspire ces lignes ne les lira pas : il m’a rendu l’exemplaire gratuit du Monde libertaire que je lui tendais, sous prétexte que je ne voterai pas pour son candidat aux prochaines présidentielles. Bon, ce n’est pas la première fois que l’on refuse de me prendre un tract ou un journal, pas besoin d’en faire un article… et pourtant je vais en écrire plusieurs, d’articles, à partir de ce fait que je considère comme pas du tout insignifiant. Au contraire, je pense qu’il signifie énormément sur la situation que nous vivons, et ce depuis quelques dizaines d’années.
Donc : je ne vote pas pour ton candidat (pour l’instant, ne cherchons même pas à savoir de qui il s’agit) ; tu ne lis pas ce que j’ai à te dire. C’est faire preuve, à mon sens, d’un esprit bien sectaire. Maladie très répandue, le sectarisme ! Penser que son camp détient la vérité, a les réponses à tous les problèmes, ne même pas imaginer que l’on puisse poser les questions autrement, sous un autre angle. Ne pas envisager que la réalité soit si complexe qu’elle ne se réduit pas à une seule approche, une seule façon de voir, un seul filtre. Et ne pas chercher à savoir. Avant même de détailler tes arguments, sache qu’à elle seule ton attitude me fait horreur. Elle me rebute, comme elle rebute des millions de gens, entre autres ceux que tu critiques parce qu’« apolitiques ». Ceux qui ne « s’engagent pas », qui ne se cartent pas, qui ne suivent pas les consignes et les mots d’ordre lancés par tel ou tel syndicat ou parti. Tu sais, nous sommes un certain nombre à ne plus supporter les militants « bulldozers », ceux qui « pour convaincre » écrasent leur interlocuteur à force d’arguments. Ceux qui ont réponse à tout, avec cette supériorité apparente qui bien souvent les empêche même de dialoguer, d’écouter. Ou ceux qui, lorsqu’ils écoutent, savent rebondir sur le moindre mot, la petite phrase pour continuer leur raisonnement, tels des automates. Bulldozers, ils ont de la pratique : c’est leur métier d’argumenter. Mais ils ne se rendent même pas compte qu’ils sont déjà dans l’arasement, dans la monoculture et dans l’appauvrissement. Après eux, rien ne dépasse, surtout pas la « mauvaise herbe », celle qui vaille que vaille tient à pousser et à survivre, celle qui dérange leurs plans, leurs schémas idéologiques.
Et tu noteras le paradoxe, camarade, c’est que j’ai envie de te nommer ainsi et qu’en même temps, je sais déjà que tu es mon ennemi. Pas toi perso, mais ton attitude, ton fonctionnement. Parce que ceux qui adoptent ce type de relations, ou de rapports humains, aujourd’hui dans de simples discussions, tôt ou tard s’opposeront à ma liberté de penser. La société dans laquelle j’aimerais vivre, je la veux diverse, traversée de pensées multiples, de points de vue autres. Tu ne ressembles pas à cela. Je te nomme camarade parce que je te sais comme moi animé d’un désir sincère d’améliorer la condition de tes contemporains. Mais tu es aussi ennemi parce que je ne peux ignorer que l’histoire est jonchée des cadavres de ceux qui n’étaient pas du bon côté, de ceux qui pensaient autrement que le pouvoir en tel lieu du monde, à telle époque. Encore aujourd’hui. Au nom d’une société meilleure, au nom de l’égalité, au nom de la victoire des exploités contre les exploiteurs, au nom d’une ligne politique que tous doivent suivre uniformément, « en procureurs féroces se changent les archanges ». Péremptoire, hautain, tu sembles ne douter de rien ; je doute de tout. Tu fais campagne pour un candidat, en aucun je n’arrive à me reconnaître. Même chez ceux des candidat(e) s dont le discours s’apparente au mien, je décèle toujours, pour avoir été de leurs militants, ou pour les fréquenter dans des luttes communes, ce mépris des autres, cette intransigeance qui se mue si souvent en répression, mise au ban et élimination.
Mon chemin vers l’anarchie, il vient de là. Mais ne pense pas que je te vende ma boutique comme idéale : le sectarisme aussi peut y faire des ravages, et il n’y est pas moins à combattre. Plus : en moi-même, c’est une lutte quotidienne pour y échapper. Nous ne reconstruirons qu’ainsi une alternative politique, après les désastres du XXe siècle, sur les ruines des dogmatismes et des idéologies monolithiques.