Quelques sorties cinéma

mis en ligne le 1 mars 2012
Sur la planche de Leila Kilani
Connue pour son excellent documentaire Nos lieux interdits sur les disparus des camps du passé au Maroc sous Hassan II, Leila Kilani réalise, ici, un film sur le présent. Elle épingle l’emploi des sous-prolétaires de l’économie marocaine qui exploite une certaine jeunesse de Tanger et les filles en particulier. Elles travaillent dans une usine où l’on décortique les crevettes. Elles sont reparties en castes : les « textiles » et les « crevettes ». Les crevettes sont payées à la tâche. Leila Kilani est proche de ces filles, voit leurs misérables combines, leurs tentatives de contrôler leur exploitation. Elle montre quatre filles que tout sépare. Les deux de la rue et les deux de familles petites-bourgeoises. Badia, Soufia Issami, le personnage principal, celle qui crève l’écran par sa tchatche, son bagout, son inventivité. Mais elle a, aussi, le malheur de ne plus supporter l’odeur de crevette qui lui colle à la peau qu’elle frotte jusqu’au sang pour s’en débarrasser. Badia veut donc s’en sortir. Elle prend d’assaut un mur vertical. Elle se bat toujours. Elle voit la différence entre elles, mais aussi la nécessité de se mettre ensemble. Car cette « respectabilité » que les deux autres représentent peut, le cas échéant, les protéger. Elle voit aussi qu’elle pourra être celle que les autres sacrifient en premier. Car elle est incontrôlable, à la fois le maillon le plus fort et le plus vulnérable de la chaîne. Le contre-maître veut l’utiliser comme rabatteuse. Elle refuse : « Je ne serai pas la mère maquerelle de toutes ces filles. »
Elle sait très bien ce qu’elle est : « Je ne vole pas, je me rembourse. Je ne cambriole pas, je récupère. Je ne trafique pas, je commerce. Je ne me prostitue pas, je m’invite. Je ne mens pas, je suis déjà ce que je serai. Je suis juste en avance sur la vérité : la mienne. »
Dans ce film qui déménage, Leila Kilani a su capter la vérité profonde de ces filles si semblables et si différentes. La fin est grandiose, car le détail, cette odeur qu’elle ne supporte pas, va la perdre. Et, en fait, tout le film nous est raconté par Badia, sa voix singulière, râpeuse et rude qui se mue en thème majeur de sa descente aux enfers. Quand Badia part dans un panier à salade, nous comprenons qu’elle nous dit tout ce qu’elle a compris, hélas, trop tard.

Hanezu no tsuki de Naomi Kawase
On ne peut imaginer film plus actuel sur le Japon que celui-ci. Remuer la terre, chercher à savoir ce que le sous-sol renferme comme richesse, ce qu’il recèle comme surprise, car il s’agit du berceau de l’ancien Japon. Quels traits du passé révèlera-t-on en le fouillant. Avoir fait ce film comme un pressentiment de Fukushima ? Il est possible de le lire ainsi, mais Naomi Kawase ne fait pas de films sur les centrales nucléaires.
Elle est elle-même une sorte de conteur Geiger, un cœur en ébullition, radioactive de l’intérieur et depuis toujours. Il y a de la réactivité autour de son histoire intime, elle aimante les liens avec les gens qu’elle aime.
Sa grand-mère, qui l’avait adoptée et avec laquelle elle entretient une relation fouillée – critique et intime – dans tous ses documentaires. Le regard qu'elle pose sur la vieille dame dans son jardin est porteur d'une émotion parfois contagieuse.
Dans d’autres films, c'est sa mère que Naomi Kawase veut retrouver. Hélas, en vain, elle se dérobe, au détour de ses départs répétés et de ses mensonges prétextant des réunions importantes qui ne sont que des rendez-vous avec de perpétuels nouveaux amants.
Enfin, elle s’engage sur les traces de son père, allant jusqu’à vouloir l'inscrire dans sa chair, sous forme de tatouage yakuza. Naomi Kawase n'a nul besoin d'un Siegfried ou autre héros de la mythologie. Elle a terrassé le dragon à elle toute seule.
« On dit qu’un brasier en feu peut s'emballer. Mais hélas, nous ne pouvons nous rencontrer. » Cette phrase fait référence à une légende du Japon, dans laquelle « le Mont Kagu rivalisait avec le Mont Miminashi pour l’amour du Mont Unebi ». Kawase ramène ce trio divin à un triangle amoureux humain. Mais chez Kawase, rien n’est si simple. Et le feu embrase ce drame éternel : une femme entre deux hommes ou bien est-ce deux hommes qui aiment la même femme ? La structure de son film est si délicatement complexe que l'on peine devant ces mots qui décrivent une situation un peu convenue.
Le récit de Naomi Kawase se déploie dans des latitudes infinies, nous renvoyant la majesté d’une nature intacte, la splendeur d’arbres ployant sous le souffle de vents contraires (on pense à la beauté des champs filmés par Sokurov) et cette terre des ancêtres creusée, inlassablement interrogée.