Bonheur et consommation

mis en ligne le 23 février 2012
La critique du capitalisme constitue évidemment un volet essentiel du projet anarchiste. Ce projet ne sera cependant efficace que s'il ne laisse pas dans l'ombre – comme l'ensemble du mouvement ouvrier et syndical jusqu'à présent – des aspects importants. Si la critique du capitalisme ne doit pas se réduire à une critique centrée sur la production et le travail, c'est parce que ce système se perpétue, non seulement par la propriété des moyens de production, mais aussi par l'adhésion des populations aux modes de vie institués par la société, par la manipulation de l'imaginaire à travers la publicité et la propagande. Par la logique du taux de profit, mais aussi par celle de la répression des désirs. Pour le capitalisme, nous vivons pour consommer. C'est la finalité de cette économie « libidinale » : orienter et canaliser le désir humain vers des objets – ou des services. C'est aussi parce qu'il apparaît de plus en plus évident que la consommation croissante de biens matériels n'engendre pas plus de bonheur que se développent des formes de mobilisation militantes contre la publicité et le consumérisme, contre l'abrutissement des masses dans la culture marchande, contre l'apaisante hypnose de la technoscience. Non, les sociétés d'avant la consommation n'étaient pas des sociétés du « manque ».
Globalement, l'augmentation de la richesse d'un pays s'accompagne d'un accroissement de plus en plus faible de la satisfaction moyenne de la population (voire de sa stagnation ou de sa régression). Et le pays le plus riche, les états-Unis, occupe une place peu enviable sur l'échelle de bonheur. En France, entre 1973 et 2005, alors que l'abondance matérielle (le PIB/habitant) a progressé de 75 %, le bien-être subjectif a stagné à un niveau assez bas, autour de 6,6 sur 10 (voir I. Cassiers et C. Delain, « La croissance ne fait pas le bonheur », in Regards économiques, n° 38). Alors que de nombreuses études (recherches quantitatives, expériences psychologiques) montrent de plus en plus ce découplage entre la croissance et la progression du bien-être, il est intéressant de noter que l'Insee mesure encore son indice de « moral des ménages » sur la seule base du degré de capacité à consommer, ce qui sous-entend la croissance du PIB comme signe infaillible de la bonne santé de l'économie et de dynamisme social. Dans beaucoup de pays industrialisés, le système de soins – lui-même en train de se désagréger – a pour principale fonction de réparer les dommages produits par une économie et une société pathogènes (mal-vivre, malbouffe, obésité, souffrance au travail, précarité, frustrations…). La dialectique du développement des forces productives ne résiste pas aux dégâts du progrès. Le mirage de l'opulence se dissipe.
Une confusion s'est établie entre le bonheur, qui relève du long terme, et le plaisir, généralement instantané. Si le plaisir en soi n'est pas condamnable (n'en déplaise aux doctrinaires de la religion), une course effrénée au plaisir risque d'aveugler, de consumer celui qui s'y risque. « Le bonheur est à ceux qui se suffisent à eux-mêmes », écrivait Aristote. Il faut bien percevoir que l'acte de consommer est un acte solitaire, que le « temps libre » gagné par les luttes sociales a été accaparé par les industriels du loisir, du spectacle, du divertissement, que la libération des mœurs post-soixante-huitarde a été, au moins partiellement, récupérée par les forces du marché. De la même manière, on assimile souvent bonheur et confort. Or si un confort insuffisant peut nuire au bonheur, une vie trop confortable peut engendrer un ennui mortel. Une société technologiquement avancée risque de déposséder l'homme d'un certain nombre d'attributs : esprit critique, courage, endurance, ténacité (l'amoindrissement des forces intellectuelles et morales, la perte de l'esprit de lutte, l' « embourgeoisement », n'ont-ils pas pour cause principale la fascination pour le « système technicien ») ? La solidarité elle-même ne se manifeste-t-elle pas lorsque les conditions d'existence sont un peu plus rudes ? Que nous procurent les nombreux objets inutiles qui nous submergent au point d'en devenir agressifs ? Entre autres qualités, la consommation nous fait perdre le sens de la mesure. « La suffisance, mais rien que la suffisance », écrivait Gracchus Babeuf (Le Manifeste des plébéiens, 1795).
Il importe ici de s'attarder un peu sur un aspect concernant le « souci de soi », et donc le besoin et le bonheur. Il s'agit du « développement personnel », devenu un marché fructueux en pleine expansion. S'appuyant sur l'idée d'une sous-exploitation du potentiel humain, il utilise, au travers de techniques de gestion et d' « épanouissement de soi » (activités corporelles, d'autosuggestion, d'entraînement cérébral, d'expression de ses émotions, de communication verbale ou gestuelle…), une large gamme de services et de produits. Sous couvert d'une notion floue – celle d'un être « profond », « essentiel » - il s'agit en réalité le plus souvent, par une approche superficielle de l'humain qui délaisse les conditions de vie et de travail, de ne traiter que les symptômes visibles, c'est-à-dire de permettre aux salariés d'intégrer au mieux les codes et normes nécessaires à leur promotion, d'optimiser leurs compétences dans le but d'améliorer le fonctionnement et la compétitivité de l'entreprise, et donc d'assurer le renforcement de l'ordre existant en facilitant l'intériorisation des rapports de domination.

Consommer moins pour vivre mieux
Si l'objectif est l'émancipation de l'homme, la liberté de l'individu, l'authenticité des désirs, peut-on réellement croire qu'une abondance d'objets matériels peut répondre à des besoins affectifs, spirituels, philosophiques ? Nous passons des heures à travailler pour pouvoir nous offrir les objets censés nous soulager du mal-être occasionné par le travail ! Perdre sa vie à la gagner ! Ne serait-il pas plus raisonnable de moins travailler, de moins consommer, et de consacrer davantage de temps… à vivre, c'est-à-dire à multiplier les expériences que peut nous offrir la vie quotidienne : les rencontres, les émotions, les joies, les peurs, les découvertes ?
Contre le « rêve abondanciste », contre la facticité du monde de la marchandise, c'est à une nouvelle « économie du bonheur » qu'il faut désormais s'atteler, celle qui s'intéresse au bien-être et non à la valeur monétaire. Il est désormais évident qu'aucune société ne pourra faire l'économie d'une réflexion sur son mode de production, sur son mode de vie, sur l' « aliénation » comme dépossession des besoins vitaux, sur un « système technique » envahissant qui multiplie les contraintes. Ce n'est pas parce que la distinction entre « besoins authentiques » et « besoins factices » peut s'avérer difficile qu'il faut se croire autorisé à évacuer la question. Que l'horizon d'une société de sobriété n'exerce présentement aucun attrait sur la majorité de la population ne changera rien au verdict : ni le psychisme humain ni les capacités de régénération de la planète ne permettront la perpétuation de cette société d'hyperconsommation. Il faudra bien qu'un jour les millions de salariés refusent d'être humiliés, exploités, dominés pour la seule satisfaction d'atteindre le standing « petit-bourgeois ».
Consommer moins pour vivre mieux, hiérarchiser les besoins. Mais aussi consommer autrement : acheter des produits locaux, privilégier l'occasion, le troc, l'échange par rapport au neuf, faire réparer plutôt que racheter, refuser l'escalade des cadeaux, développer l'usage collectif des biens, expérimenter collectivement… Qu'il s'agisse d'énergie, d'alimentation, d'habitat, de transport, nous n'échapperons pas à une démarche de sobriété et d'engagement. Devenir acteur de sa propre vie. éveiller l'homme en l'homme. Redéfinir la richesse. Redécouvrir des plaisirs simples. Vivre au contact de la nature. Établir de nouvelles priorités. Adopter la lenteur. Se concentrer sur l'essentiel : la réflexion, le savoir, la participation, la créativité, l'attention aux autres, le soin, le sens de l'accueil, l'entraide, la reconnaissance de l'utilité sociale, le sentiment de fierté du travail bien fait… Une révolution anthropologique ! Mais n'est-ce pas la voie dans laquelle tentent de s'engager à travers le « bien vivre » - contre le gouvernement, l'armée et les multinationales - certaines populations, communautés indigènes et paysannes d'Amérique latine, « alternative à la crise de civilisation », « stratégie de rupture avec le modèle de développement ». « Réapprendre à bien s'alimenter, à savoir communiquer, partager, travailler ensemble, se soigner… » Dignité, autonomie, solidarité, frugalité : un projet anarchiste qui aurait de l'allure !



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


lamarmotte

le 4 mars 2012
Super! Donc on met le système à plat?

A.-R.V.

le 4 avril 2012
Bonjour,
Fort intéressant article de J.P. Tertrais. Anticapitalisme positif, prospectif qui fait valoir le lien entre mode de production et style de consommation. Les marxistes hétérodoxes (Ecole de Francfort, dont H. Marcuse) avaient déjà entamés cette analyse.
J'attends du même auteur une lecture critique de Postone: "Temps, travail,domination sociale."
Cordialement.
A.-R.V.