Mayotte : quand la liberté et l’humanité font naufrage...

mis en ligne le 1 mars 2012
1662Mayotte« Je fais la navette entre Anjouan et Mayotte à bord de kwasas 1 depuis 2003. J’ai ma famille là-bas [Mayotte] et c’est là-bas que j’ai construit ma vie. À chaque fois je suis reconduit et à chaque fois j’y retourne. C’est dire que ce n’est pas ma dernière traversée ! » 2, racontait Fayad Halidi, un des rescapés du naufrage d’une embarcation de migrants, le 16 janvier dernier sur les côtes nord de Mayotte. Un drame au bilan très lourd puisqu’il a fait plus de douze morts et disparus, dont un nourrisson de quelques mois. Douze jours plus tard, un nouveau naufrage de kwassa-kwassa, toujours au nord de l’île, faisait cinq morts et des dizaines de disparus. Deux nouveaux drames venant s’ajouter à la trop longue liste de naufrages et de victimes en mer dans ce bras de mer large de 70 kilomètres. Une bande de mer qui sépare le tout nouveau 101e département français des trois îles voisines de l’archipel des Comores. Un nouveau DOM français que la communauté internationale ne reconnaît pas et que les Comores et la communauté internationale ne cessent de dénoncer comme étant occupé illégalement par la France depuis trente-sept ans. En effet, en 1975, l’archipel des Comores, dans l’océan Indien, au beau milieu du canal du Mozambique, proclamait son indépendance. Mais dans un scrutin plutôt obscur manipulé par la France, Mayotte restait sous le joug de la France qui l’occupe depuis. Malgré les injonctions et condamnations régulières de l’Onu (la dernière de l’assemblée générale de l’Onu interviendra en 1992), de l’OUA (Organisation de l’unité africaine) et de la Ligue arabe (dont les Comores sont membres), la France maintient depuis cette date sa présence, arguant du principe d’autodétermination des peuples à disposer d’eux-mêmes (affirmé notamment par la Charte des Nations unies de 1945). La France en défenseur des droits et des libertés ? C’est ironique lorsque l’on sait qu’en 2010 la France n’a pas ratifié la convention 169 relative aux peuples indigènes et tribaux de l’Organisation internationale du Travail. La France se réfugie quant à elle derrière des scrutins à répétition, dont le référendum du 29 mars 2009 sur la départementalisation ; des votes illégaux selon l’Onu et ce, depuis 1975. Des suffrages pour le moins contestables lorsque l’on sait également que la France a mis en place en 2001 la CREC (Commission de révision de l’État civil) pour rattraper un État civil pas du tout fiable… Trouver des électeurs et établir des listes électorales alors que l’on ne possède pas d’état civil, ça tient du miracle…
En 1995, la France décide d’accélérer le mouvement de développement de l’île et prend un certain nombre de mesures qu’elle juge « utiles » afin d’arriver à ces fins. C’est ainsi que le 1er janvier 1995, le tandem Balladur-Pasqua, respectivement Premier ministre et ministre de l’Intérieur, instaure un visa pour réglementer la circulation entre Mayotte et les trois autres îles sœurs de l’archipel. Une fermeture des frontières qui intervient après des siècles de libre circulation entre les îles, mouvement tellement ancien qu’il n’est pas une famille qui ne soit dispersée sur l’ensemble des îles de l’archipel. Ce mur de 1995 sépare durablement des hommes et des femmes qui traditionnellement se déplaçaient librement dans l’archipel. Un verrouillage des frontières qui s’applique aux hommes, mais également aux marchandises avec l’instauration de barrières douanières sur les échanges dits « traditionnels » entre les îles des Comores et Madagascar. C’est cette situation qui, combinée à la politique du chiffre instaurée par Sarkozy dans la nouvelle politique d’immigration au début des années 2000, favorise le développement de la « question » ou plutôt du « problème migratoire » à Mayotte. Un blocage qui sédentarise une partie des populations des Comores d’un côté ou de l’autre de ce mur… Le durcissement des contrôles frontaliers et l’augmentation exponentielle des reconduites à la frontière poussent les migrants à prendre la mer via des passeurs prêts à prendre tous les risques pour gagner les côtes de Mayotte, comme le soulignait Fayad… C’est ainsi que Mayotte totalise un triste record de reconduites avec pas moins de 21 762 reconduites, dont plus de 5 000 enfants mineurs en 2011 (soit plus de 12 % de la population totale de l’île) contre quelque 4 000 en 2004. Une situation désastreuse qui transforme ce bras de mer en l’un des plus vastes cimetières marins du monde avec la Méditerranée, dans une indifférence quasi générale de la France métropolitaine : pas un gros titre de la presse nationale, pas une une consacrée à Mayotte, si ce n’est l’affaire du centre de rétention en 2008. À tel point que Chérèque, le secrétaire général de la CFDT, de passage quatre jours à Mayotte le 28 janvier 2012 dernier, soulignait ainsi que « Mayotte, c’est la honte pour Paris : avouer qu’aux yeux de tous, des gens meurent dans des eaux françaises… Si ça s’était passé à Lampedusa, ça aurait fait les gros titres ! » (Malango du 1er février 2012). Et effectivement ces drames sont loin de faire les gros titres des médias métropolitains mais aussi, et c’est sans nul doute plus inquiétant, de la presse locale, qui ne consacre que quelques lignes dans la rubrique faits divers à ces drames si révélateurs d’une situation et de politiques mortifères.
Tristes constats qui révèlent que cette guerre aux migrants menée aussi de l’autre côté de la planète reste dans un silence assourdissant. L’argument du développement au bénéfice de tous qu’a accompagné cette politique de fermeture des frontières, a volé en éclat au dernier semestre de 2011 lors des grèves « contre la vie chère » qui ont bloqué l’île durant plus de quarante-six jours. Parmi les revendications, les grévistes fustigeaient la quasi-absence d’échanges « légaux » et anciennement traditionnels avec les Comores, mais aussi avec Madagascar. Même si le prétexte de l’immigration responsable des maux de la société mahoraise a tenté d’être mis sur le devant de la scène par les autorités et la bourgeoisie locale lors de ces mobilisations, cet épouvantail n’a guère fait recette et ne satisfaisait en rien une population exténuée par une situation ubuesque : celle qui les avait conduits à rendre vulnérables leurs proches à la violence de la politique de lutte contre l’immigration clandestine portée comme condition au développement. On estime que la moitié des 200 000 habitants de ces 350 km2 de territoire français au beau milieu de l’océan Indien est d’origine « étrangère ». Sur ces 100 000 personnes, pas moins de 60 000 seraient sans-papier, soit près d’un tiers de l’île ! Comment ne pas croire qu’une guerre qui persécute un tiers de l’île ne peut avoir de conséquences sur l’ensemble de la population. Une anthropologue soulignée ainsi que Mayotte est le seul « département » français où la population est contrainte de sortir avec ses papiers sous peine de garde à vue et/ou de reconduites express.
Nul doute que la politique de lutte contre l’immigration développée depuis la fin des années 1990 revêt à certains égards des accents terrifiants, faisant de ce territoire une terre de non-droit. Ainsi le 25 janvier dernier, le tribunal correctionnel de Mamoudzou condamnait deux policiers de la police aux frontières (PAF) à six mois de prison avec sursis adjoints de six mois de mise à pied et 500 euros d’amendes. On peut aussi noter le cas de ces chasseurs assermentés qui ont tabassé une femme sans papier retenue au centre de rétention administrative de Dzaoudzi, qui avait dû être hospitalisée avec cinq jours d’ITT (interruption temporaire de travail). Une situation loin d’être une exception tant les affaires de maltraitance et de violence policière sont courantes sur ce territoire de la République bananière une et indivisible 3… Des faits qui ont poussé la vice-procureure de la République Hélène Bigot à s’exprimer ainsi lors de l’audience du 25 janvier : « Je n’ose imaginer que qui que ce soit dans cette salle puisse sous-entendre qu’un quelconque comportement puisse justifier la violence des coups portés » (propos recueillis le 26 janvier 2012 par l’hebdomadaire Mayotte Hebdo). Faut-il voir dans ces comportements des forces de l’ordre une illustration des accusations régulièrement portées par les rescapés de naufrages ? Celles des associations et militants locaux des droits de l’Homme et de la justice sociale qui accusent de violences les autorités coloniales dans les secours à ces naufrages sur les côtes nord de l’île de Mayotte ? Violences aggravées par des secours jugés très tardifs par les rescapés et ces mêmes militants… Fayad Halidi (un rescapé du naufrage du 16 janvier 2012) soulignait ainsi dans Al Watan : « Il faisait sombre quand les secours se sont décidés à venir nous aider. […] Après le naufrage, vers 16 heures, deux pêcheurs ont été les premiers à venir sur les lieux. Une heure après, un hélicoptère de la police est venu survoler l’endroit, sans rien faire de plus. Il est reparti, pour revenir une heure après, quand le crépuscule était déjà tombé. Un des leurs, un blanc, a été particulièrement brutal avec nous. » Un sauvetage pour le moins particulier qui s’est soldé par des reconduites expéditives vers les Comores. Dans un communiqué, la Cimade de Mayotte (cimade.org) indiquait ainsi que « le lendemain midi, après un très bref passage au centre de rétention, une partie [des rescapés] était expulsée. Les autres le seront le lendemain ». Une reconduite express qui souligne une fois encore les difficultés pour les migrants de faire valoir leurs droits, car dans ce 101e département français, c’est toujours la législation d’exception, des réminiscences du Code de l’indigénat français qui prédomine… Une situation pour le moins préoccupante, voire révoltante dans cette « verrue de la République » (comme le titrait Libération en 2008) pour les associations et les militants et une partie de la population qui refuse de plus en plus ces violences et ces « incidents » liés à une politique d’immigration faite d’objectifs chiffrés, et qui semble avoir atteint des paroxysmes de violence et d’inhumanité.
Dans cette terre de non-droit, la résistance s’organise. Les différentes mobilisations et le bras de fer des Comores entamé contre la France au mois d’avril 2011 ont permis de baisser sensiblement le nombre des reconduites en 2011. En 2011, Mayotte « comptabilisait » ainsi 21 762 reconduites, dont plus de 5 000 mineurs contre 26 405 expulsions, dont 6 000 mineurs en 2010. Le mouvement social du dernier semestre 2011 a bloqué pour quelques semaines la machine à expulser, mais ce n’est qu’une bataille et la lutte contre ces politiques racistes et criminelles, et pour la justice sociale, est encore loin d’être finie. La première bataille étant sans nul doute celle contre l’oubli et l’indifférence devant les exactions de la France dans ce confetti de l’empire.

Thibaut Lemiere













1. Barque traditionnelle de 6 à 9 mètres transportant marchandises et reconvertie pour l’occasion en bateau de transport de migrants…
2. Témoignage recueilli et publié par Al Watan du lundi 23 janvier 2012.
3. Pas moins d’une dizaine d’affaires visent directement les forces de l’ordre, dont quatre concernent des violences à l’encontre de migrants.