Un anarchiste conséquent

mis en ligne le 16 février 2012
À contretemps, la célèbre revue clandestine, nous a habitués à des dossiers solides. La richesse de leur contenu et la rigueur de leur démarche les hissent systématiquement au statut de références, et ce d’autant que la revue s’entête à traiter des thématiques ou des personnages bien souvent malmenés par des historiographies officielles (institutionnelles comme, parfois, militantes) qui les oublient ou les mutilent. Il en a ainsi été de figures comme Juan Garcia Oliver, Louis Mercier Vega, Rudolf Rocker, Ricardo Flores Magon, B. Traven et de thématiques aussi riches d’enseignements que la révolution espagnole (sous ses angles les plus complexes et avec une dimension toujours critique), le syndicalisme révolutionnaire, la judaïté et l’anarchisme, ou, encore, les relations entretenues par Albert Camus avec les libertaires (et ce bien avant les récents écrits superficiels d’un certain « anarchiste » du Spectacle). On pourrait citer encore bien des personnages (Victor Serge, Osugi Sakae, Armand Robin, Stig Dagerman, Georges Navel, Tomas Ibáñez, etc.) et des thématiques (l’ultra-gauche, Nietzsche et l’anarchisme, le situationnisme et ses ponts avec l’anarchisme, etc.), tant la revue a produit de dossiers et de recensions depuis sa création en 2001.
Ce mois de janvier 2012, soit onze ans après son premier numéro, À contretemps s’est engagé à nous souhaiter la bonne année avec une livraison qui, là encore, sort des sentiers battus. Soixante-dix pages de variations autour d’un personnage incontournable de l’histoire du mouvement anarchiste français : André Prudhommeaux. Abordé à travers des articles historiographiques et une sélection inédite de certains de ses propres textes, À contretemps dévoile la pensée mouvementée et le parcours militant de cet anarchiste qui, malgré de multiples voyages théoriques, n’en resta pas moins toujours cohérent avec lui-même.
Né en octobre 1902 dans un familistère, celui que l’on connaît aussi sous les pseudonymes de André Prunier et Jean Cello fait son initiation politique dans les années vingt avec le marxisme. Très vite en opposition avec les interprétations et les pratiques léninistes, il finit rapidement par se rapprocher et se revendiquer du « communisme de conseil ». Fasciné par la commune de Berlin (1918-1919), il se rend en Allemagne en 1930, à la rencontre de ceux qui l’ont vécu et qui, à cette date, se font les hérauts de ses idées. Dans les années trente, André Prudhommeaux rompt avec le marxisme pour épouser la pensée anarchiste à laquelle il s’intéresse déjà depuis quelque temps, osant, dans la revue Spartacus, d’un article à l’autre, une synthèse politique entre le communisme de conseil et certaines idées de l’anarchisme. Cet important changement lui inspirera par la suite un article brillant dans le journal Ce qu’il faut dire – « Du marxisme à l’anarchie » – qu’À contretemps publie à nouveau dans les colonnes de ce numéro 42. Débarqué en anarchie, il ne devra alors plus quitter cet univers, même si, au fil des années, il évoluera lentement du communisme libertaire – qu’il exprime avec intransigeance pendant la guerre d’Espagne – à l’individualisme anarchiste.
Homme de la plume, la pensée et le militantisme politique d’André Prudhommeaux s’expriment essentiellement – et s’exprimeront toujours – à travers la presse militante. Dans les années vingt et au début des années trente, dans sa période marxiste, il collabore étroitement avec L’Ouvrier communiste (organe des Groupes ouvriers communistes) et avec Spartacus. Une fois entré en anarchie, sa plume, toujours très féconde, trouve refuge dans les colonnes de Correspondance internationale ouvrière (cette collaboration est d’ailleurs étudiée dans ce numéro d’À contretemps où Alice Faro lui consacre un bel article), du Libertaire (organe de l’Union anarchiste), de La Revue anarchiste et du Semeur ; puis, en pleine révolution espagnole, dans celles de L’Espagne antifasciste et de Terre libre (qu’il fonde). C’est notamment dans les pages de ce dernier qu’il mènera son intransigeant combat pour l’Espagne révolutionnaire, contre le fascisme et le stalinisme triomphant, mais aussi contre le tournant politique des instances dirigeantes d’une CNT qui, dès novembre 1936, accepte des ministères dans le gouvernement républicain de Largo Carballero. Pour approfondir la question de la position particulière d’André Prudhommeaux pendant la guerre civile et la révolution espagnoles, le lecteur pourra justement se reporter à l’article édifiant de José Fergo – « André Prudhommeaux, Camillo Berneri et l’Espagne : deux regards critiques sur une guerre de classes » –, dans ce numéro 42 d’À contretemps.
Passé la défaite antifasciste de 1939, il s’installe en Suisse et laisse de côté le militantisme politique pour se consacrer à la poésie et à la traduction. De retour de cet exil montagnard, peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’est à nouveau via la presse libertaire – Défense de l’homme, Témoins et L’Unique, entre autres – qu’André Prudhommeaux exposera les grandes lignes de son anarchisme qui, pendant cette période, tend petit à petit vers une sorte d’individualisme plus ou moins « armandiste », méfiant vis-à-vis de l’organisation tout en la considérant comme une malheureuse nécessité. Durant la guerre froide, il sera aussi de ces anarchistes du « moindre du mal » qui oseront dire et écrire qu’à choisir entre l’Est ou l’Ouest, le camp de « l’adversaire qui discute » est préférable au camp de celui qui « fusille ». Optant pour une certaine forme de rationalisme et de pragmatisme, il se refuse ainsi à adopter la position dite de « troisième front » qu’il juge chimérique et démagogique.
En nous proposant cette étude poussée et fouillée des chemins empruntés par cet anarchiste en perpétuel questionnement sur les possibles du changement social, À contretemps vient à nouveau remplir un vide, combler un manque. Une nouvelle fois, l’on sera séduit par la qualité des plumes présentes dans cette quarante-deuxième livraison de la revue – et qui n’ont d’ailleurs rien à envier à celle de leur objet d’étude. Un bel effort, donc, et une pierre de plus à l’édifice de l’historiographie anarchiste. Pierre qui, on l’espère, en appellera encore de nouvelles. Car si la dialectique ne casse pas toujours des briques, les pierres de ce type, elles, l’ont toujours pu.