Dialogue social

mis en ligne le 16 février 2012
La cantine de la CGT est l'un des plus gros débits de boissons de la région parisienne. C'est vous dire si la cave de Bernard Thibault regorge de trésors, alimentée qu'elle est en cadeaux de fournisseurs. On y trouve encore de pleines caisses de vodka GB (la préférée de Krasucki), ou des Graves cru bourgeois 68 (« Il faut savoir terminer un Graves », tel était le slogan de Georges Séguy).
Quand je monte à Paris prendre l'apéro chez Bernard, j’apporte l'anchoïade, Nanard sort le pastis qu'il a gratos (Pernod-Ricard et le PCF, c'est une histoire d'amour vieille comme la fête de l'Humanité), et bien calés à la table du salon, on déguste notre bonheur.
Bernard, qui est un brin sentencieux, me lance alors la phrase terminale de toute philosophie prolétarienne :
– On est mieux là qu'à l'usine !
– Ou qu'au dépôt de la Villette ! (C'est son dépôt de rattachement, à la SNCF.)
– M'en parle pas, ça fait trente ans que j'y ai pas foutu les pieds, j'en fais encore des cauchemars !
– Dire qu'il y en a qui y passent leurs journées !
– Qu'ils comptent pas sur moi pour les remplacer ! (Je t'en sers un autre ?)
– (Volontiers.) Dis donc, il parait que tu lâches la direction du syndicat, j’ai lu ça dans le journal.
– En 2013. (Je crois que j'ai pas mis assez d'eau).
– (Arrête, tu vas le noyer.) J’ai vu que Chérèque aussi se barre ?
– En 2014. (T'as raison, on voit le jour à travers. Je rajoute du pastis ?)
– (S’il te plait.) ça vous fait combien d’années, en tant que permanents ?
– Tout compris ? Trente, trente-cinq ans. Pourquoi ?
– Je me demandais si c’était pas trop long.
– Personnellement, je n’ai pas vu le temps passer. (Finis ton verre, je ressers.)
– (Merci.) ça ne te gêne pas que les dirigeants syndicaux fassent profession de leur militantisme ?
– Dis donc, t'es sûr que t'as rien bu avant de monter à la maison ?
– À part un kaoua-calva en me levant, que dalle.
– Je t’explique : t’es peut-être au courant que la cégette et le truc à François, on est à la CES (Confédération européenne des syndicats) ?
– Comme FO, la FSU, l’Unsa, la CFTC et 77 autres issus de 36 pays en tout.
– ça fait du monde, on ne peut pas dire qu’on ne représente pas le syndicalisme européen.
– J’avoue. (J’en prendrais bien un petit autre.)
– (Sers-nous, je vais chercher de l'eau au frigo.)
– Où en étais-je, déjà ?
– Tu disais que la CES était la conf’des conf’, la mère de toutes les Unions et le point de départ des luttes de classe dans l’UE.
– Farpaitement. Nous venons de réélire notre secrétaire générale...
– Une femme ?
– Bernadette Ségol.
– Issue de quel syndicat ?
– Aucun. Une vraie pro, syndiquée à rien.
– Tu veux dire qu’elle n’a jamais fait grève ?
– Sa vie privée ne nous regarde pas. Par contre, une vraie révolutionnaire ! Dans la lignée de John Cage en musique, d’Yves Klein ou Malévitch en peinture ! Un art purement conceptuel ! Quelle économie de moyens dans le militantisme ! Quelle élégance d’exécution dans la conservation du pouvoir ! Et quelle tranquillité dans son exercice, surtout ! Tu ne peux pas savoir le boulet que c’est, tous ces illuminés à traîner dans nos organisations.
– Ne me dis pas que tu admires cette bureaucrate !
– C’est notre modèle à tous. Imagine un peu notre combat, le plus noble, le plus désintéressé de tous, enfin débarrassé des pue-la-sueur qui en altèrent la pure beauté !
– Attends (remets-moi un verre, je suis sous le choc), tu veux dire que vous mijotez en Europe un syndicalisme sans syndiqués ?
– (Encore un que les patronat n’aura pas !) Tant qu’ils cotisent, ils peuvent rester, on est bien tous d’accord. Mais si c’est pour avoir des excités comme Xavier Mathieu, merci bien !
– Le secrétaire des Conti ? Je cite : « Les Thibault et compagnie, c'est juste bon qu'à frayer avec le gouvernement, à calmer les bases. Ils servent juste qu'à ça, toute cette racaille. »
– J’ai été trop faible avec ce repris de justice. Regarde François avec SeaFrance, comme il a redressé la barre, à traiter d’escrocs et de malfaiteurs les cédétistes qui voulaient en faire une coopérative ouvrière !
– C’est vrai que Chérèque, il sait y faire. Quand je pense à cette pauvre Notat, qui se faisait gifler par ses adhérents !
– Depuis 2003, de l’eau a coulé sous les pont. (En revanche, ça manque de pastis.)
– (T’as pas une autre bouteille dans le placard ?)
– Un jour, on reconnaîtra nos mérites, à François, Nicolas et moi.
– Nicolas ? (Stoooope ! Après y a plus la place pour mettre l’eau !)
– (J’ai eu la main un peu lourde.) Sarkozy.
– (C’est rien, je rajouterai la flotte en cours de route.) Le président ? Je vous croyais à couteaux tirés, depuis l’histoire des retraites. À propos, chapeau ! Quelle lutte !
– Et, tu l’auras remarqué, avec un minimum de grèves !
– Tiens, c’est vrai. C’étaient surtout des manifs.
– Car les grèves, on les a enterrées, Nicolas et moi, avec l’accord sur le service minimum de 2007.
– Les grèves avec jaunes intégrés pour les casser d’entrée ?
– T’avoueras que ça calme de suite.
– (Rien ne vaut le jaune pour détendre l’atmosphère !)
– (À qui le dis-tu !) Et tu sais pas la meilleure ? En échange, quand il nous a vu si responsables, il nous a refilé à Mailly, François et moi, la représentativité syndicale en France.
– Comment ça ?
– En la liant au résultat des élections professionnelles. Il faut 8 % pour être reconnu. Il n’y a que nous pour y arriver.
– Tu ne crois pas que tu exagères ? 8 %, c’est à la portée de n’importe qui.
– Dans une branche peut-être, mais pas dans toutes. On sera les seuls négociateurs nationaux, les seuls à toucher les subventions plein pot et là, crois-moi, on ne permettra plus que des voyous genre Xavier Mathieu nous fassent passer pour des enragés !
– Les autres syndicats ont dû sacrément râler !
– Pas tant que ça. Tu te rappelles de l’affaire de l’UIMM, et des caisses noires du patronat ?
– Vaguement. (Y a plus de glaçon ?)
– (Regarde dans le freezer, je crois qu’il en reste.) Ils étaient tous mouillés avec le Medef, la CFTC, la CGC, l’Unsa... ça les a occupés pendant que passait la réforme de la représentativité syndicale.
– C’est vrai qu’on n’en entend plus parler, de Gautier-Sauvagnac.
– Pourquoi continuer à l’accabler, maintenant qu’il ne sert plus à rien ?
– Et ça s’applique quand, cette réforme ?
– 2012. Cette année, à partir des élections prud’hommales.
– Et vous partez, Chérèque et toi, juste après ça ?
– Avec la satisfaction du devoir accompli. D’autre que nous viendront, plus capables, mieux formés pour diriger, de concert avec le patronat et le gouvernement, la DRH du pays. Place aux jeunes !
– Genre Bernadette Ségol, énarques, spécialistes et tutti quanti ?
– Nos responsabilités futures ne permettront plus l’amateurisme.
– Et les militants, la base, les mains calleuses, les yeux cernés, les révoltés ?
– Ceux-là, ils n’auront qu’à trinquer. (Je ressers ?)

Gérard Amaté