Lutte de classes ?

mis en ligne le 1 mars 1964
La lutte des classes a mauvaise presse depuis quelques années. Lorsqu’on ne l’ignore pas totalement, on tente de prouver qu’elle appartient au passé et qu’aujourd’hui elle n’a plus de base réelle. De distingués intellectuels de France-Observateur et autres Express ont tenté de nous le prouver, nous donnant comme preuves le fait que les ouvriers portent aujourd’hui chapeau et non plus casquette, qu’ils ont la télé, le frigidaire et la voiture.
On doit reconnaître que ce raisonnement a quelque apparence de vérité. Il est bien vrai que de nos jours le niveau de vie tend à s’uniformiser. Il est de plus en plus difficile de reconnaître dans la rue l’ouvrier de l’ingénieur : tous deux sont habillés à peu près de la même manière, tous deux roulent en voiture, s’il est vrai que, la plupart du temps, celle de l’ouvrier est achetée à crédit.
Mais il est non moins indéniable que d’autres faits tendent à prouver que les classes existent toujours et que l’opposition entre elles est toujours aussi nette. Les grèves, sporadiques mais incessantes, prouvent que le « bas peuple », malgré la télé, le frigo et le chapeau, n’est pas satisfait de son sort. D’autres phénomènes me semblent aussi relever de la lutte des classes, quelque pénible que puisse être cette constatation pour les partisans de l’ « ouvrier » tel qu’il était au XIXe siècle. C’est notamment le phénomène des « blousons noirs ». Quoi qu’on puisse en penser, ceux-ci se recrutent exclusivement parmi les jeunes ouvriers et employés. Le phénomène des « blousons dorés », qui lui a été abusivement lié, relève d’un tout autre problème, bien qu’il puisse être envisagé également d’un point de vue social. Si des jeunes travailleurs se retirent de la société adulte, c’est qu’ils pensent que celle-ci ne leur laisse aucune place et qu’ils en sont par avance exclus. La preuve en est qu’ils tentent maladroitement de reconstituer des sociétés dans lesquelles ils puissent s’intégrer. On a beaucoup jasé sur le phénomène du « copinisme ». Mais le désir (pas toujours réalisé) d’être copains est-il au fond bien différent de celui qui pousse les adultes à s’organiser en partis politiques ou même en organisations syndicales où ils puissent être solidaires de « camarades » ? L’aspiration à sentir une solidarité, une fraternité, est la même si les manifestations n’en sont pas semblables. Dans les deux cas, il s’agit d’individus qui, consciemment ou inconsciemment, éprouvent le sentiment d’être exclus de la société capitaliste et qui tentent de reconstituer, hors la loi bourgeoise, une société dont ils sentent la nécessité.
C’est qu’en effet la société est indispensable à l’individu. L’individualisme pur est une utopie qui vient de la confusion faite par ses auteurs entre l’État et la société. L’homme ne peut pas vivre Seul. Il a besoin de se sentir solidaire des autres, il a besoin de donner quelque chose et d’être utile. La société actuelle va à l’encontre de ce besoin fondamental. L’ouvrier, le prolétaire se sent inutile. Il a le sentiment que son absence ne changerait en rien la société au sein de laquelle il n’exerce aucune responsabilité. Le sentiment social est inné chez l’homme. En définitive, le problème de la lutte des classes peut se poser aussi bien en termes psychologiques que politiques. Il y a d’une part ceux qui possèdent le pouvoir et qui exercent les responsabilités, les importants, ceux qui sentent qu’ils sont utiles à la marche du monde. Et il y a les autres, l’immense majorité, ceux qui sont de trop, dont la vie se déroule selon une effrayante monotonie, dans la seule attente (le plus souvent inconsciente) de la mort. Ils tentent bien, ceux-là, de se donner l’illusion d’appartenir au monde des autres. Mais ni les réactions agressives, ni la télé, la voiture, ne parviendront à les persuader qu’ils sont comme les autres, qu’ils sont eux aussi utiles à la société. La classe exploitée souffre d’un immense complexe d’infériorité et se sent frustrée. « Et certes, la société suscite des tendances agressives, indirectement, par les frustrations qu’elle provoque, et directement par toutes les occasions où elle réclame l’expression de cette agressivité ; et en même temps elle demande à l’individu de contrôler, voire de refouler lesdites tendances. C’est la société qu’il faut transformer, pour éviter la formation de la "personnalité névrotique de notre temps" » (J.-Cl. Filloux, La personnalité. Que sais-je ?).
Ce qui manque à notre société, c’est avant tout le sentiment social. Il manque à la classe possédante, qui se réserve les jouissances non seulement économiques, mais surtout intellectuelles et morales. Mais il manque aussi aux prolétaires qui en ressentent pourtant la nécessité mais qui ne sont pas parvenus à prendre conscience de leur frustration et à lutter pour s’en débarrasser. Notre société n’est donc pas vivable. Le rôle des exploités est de prendre conscience de leurs conditions d’exploitation et de leurs formes et de lutter pour établir une société qui ne sera certes pas parfaite, mais où chacun se sentira utile, solidaire de tous, et concerné par l’évolution de la société. « Quels que soient les changements que l’avenir apportera aux méthodes de production et de distribution des biens, la nécessité s’imposera d’une plus juste appréciation que de nos jours de la puissance du sentiment social, que ces changements soient obtenus par la force, ou par un consentement mutuel » (Alfred Adler, Le sens de la vie).