Une page inédite de Julien Blanc

mis en ligne le 1 mars 1957
Et, lors du Tour d’Espagne avec le marquis, les beautés du pays m’avaient moins frappé que les laideurs sociales touchées du doigt. Eh bien, c’était étrange et plus étrange encore que je m’en rendisse compte tout d’un coup ! La Catalogne se mit à étinceler comme un diamant. Je vécus quelques minutes de plénitude. Les hommes, le paysage étaient en pleine lumière, tout était d’avance accordé. Accordée la beauté, accordé l’honneur. J’eus conscience de la rareté des trésors que j’aillais quitter, et comme il me serait difficile désormais de vivre ailleurs – oui, un diamant ! et il me devenait compréhensible, naturel, que les Catalans pour qui leur pays n’était pas comme les autres pays du monde acceptassent tous les sacrifices afin de le conserver intact. J’avais souri une fois que Forn me disait : « Un jour tu comprendras que mon pays est comme un phare qui doit éclairer le monde. Je ne parle pas de nous, Catalans, mais du sol, du sous-sol. Nous n’y pouvons rien, mais notre pays nous donne, avec le respect de la personne humaine poussé aux dernières limites, la faculté de l’exploration. Nous sommes, par notre individualisme respectueux de la liberté d’autrui, les explorateurs du monde, les pionniers de la société communiste de demain. Où la Russie échouera, parce qu’elle aura tout le monde contre elle, nous réussirons – parce que nous sommes un trop petit pays pour que les autres nations se liguent contre nous et parce que les capitalistes libéraux de l’Europe et de l’Amérique ne se doutent pas comme notre individualisme est constructif, exemplaire et tu le comprends n’est-ce pas ? – anti-esclavagiste ». Dès lors frappé comme j’étais d’une lumière aveuglante, l’héroïsme quotidien de mes camarades avait un sens. Même à supposer que sa mission de phare lui fût en partie cachée, il n’empêche que la nation catalane avait le sentiment que pour rester ce flambeau et traiter de toutes choses matérielles et spirituelles familièrement avec le monde, il lui fallait renoncer jusqu’à la défaite des assassins à ses joies les plus simples, brider ses passions et tenter de canaliser les idées généreuses qui les alimentent. Les mots d’ordre qui circulaient depuis quelque temps au sein de la C.N.T. « UNISSONS-NOUS ! » – le cri redoublé : « Milicianos si ; soldatos jamas ! » trahissaient ce besoin de la Catalogne de demeurer vivante, une. Le patriotisme de mes amis n’était plus un patriotisme de conquête, ni même de simple défense. C’était plus grand. C’était le besoin orgueilleux de faire un monde juste à leur mesure. Forn n’était pas un patriote ni un révolutionnaire quand il me disait qu’il me faudrait sans doute tuer des hommes pour conserver la vie à ma fille. Il l’était par contre quand il cédait le trottoir dans la rue à un enfant, à un vieillard, à une femme, me redisant pour la millième fois que sa liberté était d’abord la liberté des autres et que bousculer un homme c’était se conduire indignement.

Julien Blanc