L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes

mis en ligne le 21 décembre 1995
La prise de position de Chirac réaffirmant que le plan Juppé est la seule solution possible aux déficits des budgets sociaux a confirmé que la confrontation de classes s’est élevée au plus haut niveau de l’État et a pris un caractère éminemment politique. Le mouvement de grève de cette fin 1995 est porteur d’un enjeu déterminant.
D’un côté, il s’agit pour toute la classe politique de droite, pour l’ensemble du patronat et la plupart des grands médias, pour une bonne partie de l’élite « intellectuelle » de gauche, pour les organisations syndicales cogestionnaires et leur représentation politique sociale-démocrate d’un engagement direct en faveur d’un système économique renforçant les inégalités économiques à leur profit.
De l’autre, le monde du travail aspirant à plus de justice sociale et s’appuyant sur ses organisations de classe, s’affirme par des grèves, des débrayages et des manifestations de masse comme une force sociale capable de remettre en cause les stratégie du capitalisme d’État.
Il est probable que les salariés n’auront pas le loisir de développer l’ensemble de leurs capacités de lutte en seulement trois semaines, et il faudra trouver un compromis préservant l’avenir. Mais il est certain que nous sommes déjà mieux armés pour résister à la baisse des coûts du travail, qui est au cœur des restructurations actuelles.

La bourgeoisie ne renoncera pas à nous imposer ses choix !
Il n’y a aucune illusion à se faire. L’État est bien décidé à mener à bien ce qu’il appelle les « réformes indispensables » pour « préserver la place de la France dans le monde ». S’il a reculé sur les retraites des régimes spéciaux du secteur public et le contrat de plan de la SNCF, c’est sous la pression sociale et en attendant des jours meilleurs. Il ne fait aucun doute que l’État reviendra à la charge, dès qu’il jugera le moment plus favorable à la mise en œuvre de ses mauvais coups.
En ce qui concerne la Sécurité sociale, Juppé ne cédera pas, question de principe bien sûr, mais surtout parce que les travailleurs du secteur privé n’ont pas pu s’engager de manière significative dans la grève.

La dégradation de la situation sociale dans le privé
La situation est tendue dans les entreprises. Des plans « sociaux » prévoient 45 000 suppressions d’emplois pour 1996 dans l’industrie, sans compter 16 000 licenciements secs dans le bâtiment, et on ne sait trop combien chez de nombreux sous-traitants des grands groupes industriels.
À coup sûr, le patronat va justifier ces mesures comme étant une conséquence des grèves actuelles, pour tenter de diviser les salariés du public et du privé. Ce sera un mensonge de plus. Et comme la croissance de la production industrielle sera faible en 1996 (1,7 %), cela sera prétexte à d’autres charrettes qui iront grossir les stocks de chômeurs. Par ailleurs, il est clair que les patrons de l’industrie ne veulent pas d’augmentations de salaires supérieures à 1 ou 2 %, ce qui est loin de compenser les pertes de pouvoir d’achat dues aux différentes hausses de prélèvements sociaux.
Ajoutons à cela une dégradation profonde des conditions de travail dans de nombreux secteurs. Les règles de sécurité sont de plus en plus négligées parce que cela coûte cher et que la multiplication des emplois précaires contraint les travailleurs à en subir les carences à leurs risques et périls.
Les pratiques de la flexibilité et des flux tendus conduisent à accroître les rendements, les heures supplémentaires, à imposer des horaires décalés déstabilisant la vie quotidienne des individus. Comme par hasard, les cas les plus criants se trouvent dans la métallurgie, le bâtiment et les travaux publics, ainsi que dans les petites entreprises de la chimie, du textile et des transports. Comme par hasard, le patronat de ces secteurs est des plus réactionnaires et parle de ses salariés comme autant de « choses » lui appartenant.
Il y a un mal vivre impressionnant et une pression constante sur les salariés. Mais il ne faut pas douter du fait que les travailleurs du privé ont une conscience aiguë de la manière dont on les traite.

De la grève par procuration à l’action, il n’y a qu’un pas !
Les employés du secteur privé se sont fait piéger par le climat d’apathie générale de ces dernières années, par l’éclatement et la multiplication des statuts précaires, par la peur du chômage et la quasi absence de syndicats. Ce sont autant de facteurs d’inertie qui ont bloqué le développement des grèves. Les choses n’étaient pas mûres. Il est évident que les travailleurs du privé ont fait grève par procuration, et nombreux sont ceux qui le disent ouvertement. Ils espéraient faire l’économie d’une grève et récolter les fruits du mouvement du secteur public. C’est ce qui explique l’impressionnante sympathie des « usagers des transports » envers les grévistes. Cela a tout de même pesé lourd dans le rapport de forces et a contribué à ce que Juppé lâche du lest lorsque le pouvoir a constaté que malgré sa propagande sur un supposé ras-le-bol des usagers, il n’arriverait pas à opposer salariés du public et du privé.
Objectivement, il n’y aurait rien d’étonnant à ce que des conflits se déclenchent dans le secteur privé, lorsque les employés vont se rendre compte que les négociations salariales n’ont rien donné. Le climat social a changé chez les salariés. Si le mouvement des fonctionnaires les a surpris et cueillis à froid, la détermination et l’appel constant à la solidarité interprofessionnelle a touché beaucoup de monde. L’idée qu’il faut faire quelque chose est en train de faire son chemin. L’année 96 devrait voir des conflits importants s’engager dans les entreprises privées.
Le choc risque d’être rude. C’est que si les travailleurs font valoir leur droit à une vie décente, l’enjeu pour les classes dominantes est de savoir si elles vont réussir à maintenir leur rang dans la hiérarchie capitaliste mondiale. C’est ce qui est clairement expliqué par Chirac lorsqu’il affirme « ne pas avoir été élu pour gérer le déclin de la France ». Il faut donc que les travailleurs aillent de plus en plus mal pour que la France, c’est-à-dire les élites (politique, économique, médiatique et culturelle), aillent bien. C’est la politique qui a été menée depuis toujours, par tous les pouvoirs. Mais du fait de l’accélération spectaculaire de la concurrence internationale, la bourgeoisie est contrainte à une rationalisation accélérée de l’appareil de production pour conserver son crédit auprès des marchés internationaux. L’objectif incontournable pour elle est de faire baisser les coûts de production. Cela passe par la réduction du nombre de travailleurs, la diminution des salaires, des charges sociales et des prélèvements fiscaux. C’est ce que nous dit Chirac lorsqu’il martèle qu’« il n’y a pas d’autre alternative ». 
Il s’agit aussi pour « la France » de nouer des alliances en Europe, afin de résister aux pressions américaine, japonaise ou autres. Cela se traduit par la signature du traité de Maastricht, la monnaie unique… Mais il y a aussi concurrence à l’intérieur même de cette Europe des capitaux pour savoir qui va dominer qui. Le mark ou le franc ? Dans cette perspective, on comprend mieux la reprise des essais nucléaires et autres fanfaronnades de Chirac. C’est dans cette logique de guerre entre capitalistes que s’inscrivent les provocations du plan Juppé.

Soumission ou révolution sociale !
Il est donc obligatoire que les revendications les plus ordinaires des travailleurs soient perçues comme des attaques « politiques » parce qu’il n’y a pas de place pour de réelles négociations et des compromis économiques. C’est ce que les cheminots et les fonctionnaires ont très vite compris et ce qui explique la dimension de contestation sociale généralisée qui s’est développée au fil des jours de grève. Dès que l’on commence à réfléchir et à débattre, il apparaît que c’est l’organisation globale de la société qui doit être repensée. C’est ce qui a commencé à être dit à travers les innombrables réunions interprofessionnelles qui discutaient de l’issue du mouvement.
C’est la répartition des richesses qui est posée, parce que chacun perçoit que les riches sont toujours plus riches alors que les Restos du Cœur n’arrivent même plus à assumer leur fonction de cataplasme et sont obligés de sélectionner ceux qui parmi les plus pauvres sont encore les plus nécessiteux et méritent donc un casse-croûte.
C’est la finalité de la production qui est à repenser. C’est ce que disent les cheminots, qui refusent la suppression des lignes SNCF, ou les personnels soignants, scandalisés par les restructurations hospitalières, ou les enseignants, lorsqu’ils s’interrogent sur la relation entre éducation et insertion dans la vie professionnelle.
Nous sommes confrontés à des choix de société qui vont être de plus en plus souvent au centre des revendications sociales. L’impasse où nous ont conduits les stratégies politiciennes fait que la recherche de perspectives ne peut qu’émerger des mouvements sociaux, au fur et à mesure du développement des luttes.
L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ! Les anarchistes n’ont jamais dit autre choses. Encore faut-il que les libertaires en aient pleinement conscience et sachent convaincre les salariés de l’intérêt de leurs propositions.

Bernard, groupe Déjacques (Lyon)