De Louise Michel à Ody Saban, vivre et regarder « en avant »

mis en ligne le 24 novembre 2011
Du 1er au 31 décembre, la Librairie du Monde libertaire expose un choix important de peintures, aquarelles et œuvres au trait conçues par Ody Saban en hommage à Louise Michel, pour rappeler non seulement les épreuves et les « aventures de [sa] vie », mais aussi le sens à attacher avec elle à l’existence humaine en peine de se survivre, sauf à s’émanciper.
« La plupart de mes œuvres pourraient être dédiées pour une raison ou pour une autre à Louise Michel », écrivait Ody Saban en préambule du livret accompagnant la première présentation de cet hommage, en 2007, « dans les cellules carcérales de l’abbaye d’Auberive », occupées désormais par un « centre d’art contemporain ». En décembre 1871, après s’être battue, échappée, puis livrée pour libérer sa mère tombée aux mains des Versaillais ; après avoir connu les horreurs de Satory, des prisons des Chantiers, d’Arras, etc. ; après avoir demandé la mort au conseil de guerre (« Si vous n’êtes pas des lâches, tuez-moi. ») et s’être trouvée condamnée à la déportation dans une enceinte fortifiée, Louise Michel était conduite « en voiture cellulaire à la prison centrale d’Auberive, dans la Marne, en attendant son départ pour la Nouvelle-Calédonie » en août 1873 (Irma Boyer, La Vierge rouge, Louise Michel, Delpeuch, 1927). C’était d’abord pour rappeler ces vingt mois passés dans une « atmosphère de haine » (écrit Irma Boyer) qu’Ody Saban avait intitulé cette exposition et son livret L’Enfermement (Autour de Louise Michel hiéroglyphe de la liberté).
Entre les murs de la Librairie du Monde libertaire, cet hommage ne souligne plus tant les épreuves infligées à la promotrice inlassable de l’émancipation humaine que ses œuvres et leur rayonnement toujours perceptible, notamment à travers un étonnant « déroulé » évoquant les grandes étapes de la vie de la « Vierge rouge » et ses engagements majeurs. Les principales raisons l’ayant conduite à voir en elle une « grande sœur rêvée », non seulement sa « superbe fierté populaire », mais surtout sa « recherche passionnée, indomptable, souvent joyeuse, parfois tragique, d’une liberté à la fois collective et individuelle, par-delà les frontières de classes sociales, de sexes, de genre, d’âge, de civilisation », son « goût pour la pédagogie » aussi, Ody Saban les a clairement développées dans ce livret de 2007. Elle y joignait des réflexions sur la liberté auxquelles on ne saurait rien ajouter en 2011, tant elles paraissent proches du « déterminisme » (selon Irma Boyer) de Louise Michel : « Je crois qu’il n’y a pas d’entre-deux dans notre vie : la vie humaine me semble faite de moments qui vont soit vers la servitude volontaire ou forcée, soit vers la liberté. Il y a une dialectique tragique entre ces deux sortes de moments… »
À côté des parallèles que pourraient suggérer la vie de la « grande sœur rêvée », révolutionnaire et poète de jadis, et celle de sa benjamine d’aujourd’hui, peintre surréaliste c’est-à-dire révolutionnaire, féministe et ayant connu, elle aussi, la prison pour femmes, il faut relever ce que l’hommage de la seconde peut éclairer de la personnalité de la première, ou de sa « psychobiologie », selon sa propre expression. Elle écrivait en 1898, dans les dernières pages de La Commune, histoire et souvenirs : « Il me souvient d’un soir, salle des Capucines, où laissant aller ma pensée je regardais en avant, je hasardai cette idée que la pensée étant de l’électricité, il serait possible de la photographier et comme elle n’a pas de langue, elle serait tracée en signes pareils à des sillons d’éclairs, les mêmes pour tous les dialectes, une sorte de sténographie. » Toutes réserves faites sur la naïve idée scientiste d’une pensée humaine qui n’aurait « pas de langue », l’intérêt porté par Louise Michel au « fonctionnement réel de la pensée » un quart de siècle avant le premier manifeste du surréalisme ferait presque conclure qu’elle préfigurait aussi le dessin semi-automatique des œuvres d’Ody Saban, et jusqu’à leurs « signes pareils à des sillons d’éclairs ».
Y a-t-il dans La Commune, ainsi que dans ses Mémoires (1886) et ses autres textes, la marque d’une « écriture féminine » ? Telle est la proposition assez convaincante d’une critique américaine, Juliette Parnell-Smith (Les Mémoires de Louise Michel : Travail de deuil et quête identitaire, Paroles gelées, 15-1, 1997). Là comme dans ses romans d’un frénétisme d’images et d’actions rappelant parfois Lautréamont, à l’instar du Claque-dents (1890), Louise Michel balaie sciemment nombre de règles littéraires ou historiques, mêle les époques, rapproche les événements les plus distants, y compris pour les opposer poétiquement. Il n’est pas exagéré de voir à la fois un parti pris féministe dans ce refus de la chronologie paternaliste et une affirmation de volontarisme révolutionnaire dans cette insoumission à la marche du temps. Ce dieu viril et dévorateur comptant une multitude d’autres hypostases qui sévissent dans les arts plastiques non moins qu’ailleurs, le même parti pris et la même affirmation s’affichent dans la manière dont les œuvres d’Ody Saban bousculent canons et conventions esthétiques, comme autant d’articles de la loi du père et de remparts du patriarcat. On ne sera guère étonné d’apprendre qu’au-delà de raisons biographiques assez voisines, l’artiste est attachée à sa mère à peu près autant que Louise Michel l’était à la sienne.
Mais c’est par la mise en commun de la pensée révolutionnaire, avec les futurs animateurs de la Commune pour l’une, avec ses amis surréalistes pour l’autre, que leur est advenue l’expérience décisive. La première écrit ainsi dans La Commune : « Au comité de Vigilance de Montmartre et à la Patrie en danger, j’ai passé mes plus belles heures du siège : on y vivait un peu en avant, avec une joie de se sentir dans son élément au milieu de la lutte intense pour la liberté. » Vivre « en avant », regarder « en avant », il faut relire les œuvres de Louise Michel pour mesurer l’importance qu’avaient à ces yeux ces deux mots et ce qu’ils impliquaient pour elle de décisif sur le plan individuel autant que collectif. « Elle entraîne en arrière au lieu de porter en avant », affirmait-elle de la pratique religieuse, tandis que « par les tourmentes révolutionnaires au contraire l’attirance est en avant ». Célébrant « la grandeur générale de la lutte, aller en avant offrant sa poitrine », elle estimait que l’impression qui se dégageait « dans la lutte implacable de Paris, c’était en avant qu’elle emportait le cœur dans le lointain devenir du progrès ». « Navire en avant, en avant ! » écrivait-elle encore « à bord de la Virginie, 14 septembre 1873 ».
Mis à part ses poèmes et tout ce que ses textes en prose offrent de lyrisme peut-être plus précieux encore, et où il lui arrivait de s’écrier « Oui, barbare que je suis, j’aime le canon, l’odeur de la poudre, la mitraille dans l’air », ajoutant « dans l’idée de la mise en scène du danger, mes sens d’artiste sont pris et charmés », il ne reste malheureusement pas grand-chose des vues qu’entretenait Louise Michel sur les arts auxquels elle avait eu la chance d’être initiée dans son enfance, qu’elle continua à pratiquer quand elle put, mais dont en tout cas elle n’oublia jamais les vertus émancipatrices. Ainsi, de la conférence qu’elle donna en mars 1893, durant son exil londonien, sur l’art futur, ne subsiste malheureusement que sa brève mention consignée par Charles Malato dans ses Joyeusetés de l’exil (Stock, 1897). S’il n’était pas dans son tempérament d’effaroucher ses auditeurs à la façon de Lautréamont au début des Chants de Maldoror (« âme timide… dirige tes talons en arrière et non en avant »), en revanche tout porte à croire que Louise Michel, si elle avait pu en avoir connaissance, leur aurait cité ce qu’écrivait Rimbaud à Demeny le 15 mai 1871, voilà aussi 140 ans : « La poésie ne rythmera plus l’action, elle sera en avant. »

Gilles Bounoure