De la nécessité du travail de mémoire pour retrouver et défendre notre identité

mis en ligne le 1 juillet 1995
Nous sommes entrés dans une ère de confusion extrême. Si pour des raisons distinctes, les illusionnistes du marketing politique haut de gamme, d’un côté, comme les agités de la « révolution permanente », de l’autre, ont quelque intérêt à l’entretenir ou à la nier, il serait grandement dommageable que, pour combattre les premiers, nous devenions à notre tour le refuge des porte-parole de l’embrouillamini des seconds, dans lequel notre identité risque de se noyer. La méconnaissance théorique qui accompagnait nos premier pas militants, cette nébuleuse sympathie qui était alors la nôtre pour les idées libertaires confondues trop souvent avec un simple état d’esprit ou une manière de se comporter, n’avaient pas trop d’importance dans une organisation ou, plus largement, dans un mouvement qui n’a jamais exigé de ses adhérents un examen d’entrée.
Dès lors où cet engagement se distinguait de la crise adolescente prolongée, qui consiste à effrayer papa-maman avant de regagner le luxueux milieu d’origine, dès lors où un peu de modestie et d’honnêteté vous faisaient vite comprendre que bien des choses restent toujours à apprendre, ces lacunes, il convenait simplement alors de la combler. Par un travail personnel, d’abord, tant l’enrichissement individuel – militantisme ou pas – demeure une tâche essentielle pour tout homme enclin à mettre en avant notre philosophie anarchiste. Par l’incontournable apport extérieur, ensuite, à travers l’écoute, la lecture et la fréquentation de ces compagnons riches de connaissances et d’expériences, présences trop discrètes pour les uns, grandes gueules dérangeantes pour d’autres, peu importe. À ce titre, celui qui s’exprime ici peut bien rendre un petit hommage en passant, pour ce qu’il leur doit dans ce domaine, aux Jean Barrué, Gaston Leval, Maurice Laisant, Maurice Joyeux ou Paul Chenard.
S’il appartient bien sûr à chacun de préférer l’ignorance ou le savoir approximatif fait de slogans réducteurs passe-partout, ni cette ignorance ni ce savoir approximatif ne furent jamais présentés comme des qualités dignes de respect. C’est assurément là, aujourd’hui, que le bât blesse…
Jamais sans doute, en effet, cette méconnaissance, cet oubli ou parfois même ce mépris avéré pour ce qui constitue les fondements mêmes de notre riche pensée libertaire n’ont été aussi manifeste chez ceux qui, près de nous et parfois parmi nous, prétendent s’exprimer en son nom, comme jamais sans doute, non plus, la salutaire, urgente et vitale réaction face à ce désastre politico-culturel ne s’est autant fait attendre.
Quinze ans d’anesthésie mitterrandienne et de totale démobilisation, une vague toute-puissante de crétinisation télévisuelle et sportive, une rage de consommation imbécile et polluante ont plongé la population dans une dangereuse torpeur que rien ne semble venir réellement troubler. Mais ce phénomène ne se limite hélas pas à la masse amorphe de ceux qui attendent bêtement les consultations électorales pour exercer leur « responsabilité ». Parmi ceux qui « bougent », si l’on évacue d’emblée la descendance bavarde des écoles politiques classiques, soucieuse de faire carrière comme ses aînés, force est de constater que le charabia domine, dont nous ne savons pas toujours, avouons-le, nous dégager.
Victimes de la formidable propagande larmoyante des droit-de-l’hommistes, d’une part, le risque nous guette, sous couvert de l’urgence à « faire quelque chose », d’oublier que tout se bâtit sur de solides fondations, en l’occurrence la radicale originalité des propositions anarchistes qui doit sous-tendre toute action et qu’il convient de mettre constamment en exergue, surtout lorsque les petits malins nous disent que l’heure n’est pas aux discours. L’oublier, c’est aller grossir les rangs des fantassins de l’humanitaire pour une douteuse efficacité, car pour une horreur terminée, dix de retrouvées.
D’autres dérives, peut-être plus menaçantes, résident, en premier lieu, dans ce nivellement par le bas qui nous entraîne et nous enlise dans une confuse tolérance envers une nébuleuse politiquement analphabète, pour qui Nique Ta Mère ou la « philosophie » de Charlie Hebdo valent mieux que trois lignes de Bakounine sur la liberté ou un moment de silence pour réfléchir. Ensuite, cette incroyable et périlleuse tendance aux relations supposées plus recommandables avec les composantes multiples du camp révolutionnaire, au seul prétexte qu’une identité anticapitaliste radicale déclarée suffirait pour que nous soyons proches. Cette indulgence équivoque qui mène à l’unification insidieuse des pensées n’est pas seulement stupide, elle est surtout un assassinat en règle de notre mémoire et de ceux-là qui, justement, au prix de leurs espoirs et de leur vie, nous ont appris à reconnaître tous nos ennemis.
Retrouver notre identité qui s’effiloche, résister à la bêtise agressive et à l’analphabétisme vaniteux, lutter contre la perte de la mémoire en se la réappropriant nous permettra de provoquer et de tenir débat sur tout et avec tous, à condition de savoir effectivement qui nous sommes. Ni la démagogie haineuse ni les fonds de poubelles du gauchisme relooké ne nous permettront d’aborder avec sérénité les temps difficiles qui s’annoncent.