Les centrales nucléaires : mieux que Damoclès !

mis en ligne le 1 mai 1975
Ce coup-là, plus moyen d’y échapper, à la Télévision, au Cinéma, dans tous les journaux de quelques bords qu’ils soient, dans la rue, partout, on est sûr d’en entendre parler.
De quoi ? Ben, des Centrales Nucléaires, évidemment…
D’un côté c’est tout-sourire. C’est le CONFORT par-ci, le PROGRÈS par-là ; la sécurité scientifiquement garanti, et la « propreté » de l’électricité (peu importe comment on la fournit, cette électricité…) ; l’indépendance énergétique de la France, et le « rayonnement » technologique de notre cher pays (il vaudrait dire « irradiation » ?)…
Bref, le paradis – ou tout comme…
Dans ce concert euphorisant, des instruments de toutes les couleurs : les grands solos langoureux sont laissés à qui de droit, le EDF et le CEA sont copains. Puisque ce sont des services publics, ils ne peuvent que vouloir l’intérêt du peuple, loin des sordides préoccupations mesquines des gouvernants et des industriels. Bien sûr…
Un peu en retrait, mais pas loin derrière la clique au pouvoir et les intérêts financiers dont ils sont les garants. Conscients de leurs responsabilités, ils aident dans toute la mesure de leurs moyens la propagande débridée de l’EDF. C’est que tellement de choses sont en jeu !
C’est, par exemple, la fameuse indépendance énergétique ! Combien de fois faudra-t-il répéter aux masses ébahies que l’énergie nucléaire est exploitée à partir d’un métal dont les réserves connues ne nous permettront pas de tenir jusqu’à la fin du siècle ? Ceux dont dépendent toutes les décisions le savent bien, mais tant d’investissements ont d’ores et déjà étaient faits, tant de prestige a été jeté dans la balance, tant d’actionnaires attendent les bénéfices. Et puis encore : les traîneurs de sabre de tous acabits se mettraient sûrement à pleurer très fort si on leur enlevait leurs bombes atomiques. Or, pour les entretenir et en construire d’autres, il faudra bien fournir du Plutonium ! Et ce Plutonium, il n’y a qu’une manière d’en produire en quantité suffisante : les réacteurs nucléaires… Des esprits chagrins, certainement déjà contaminés par les radiations, ont même prétendu que cette dernière justification était celle qui motivait en fin de compte l’ensemble du plan nucléaire ! Quelles mauvaises langues !
L’EDF service public, et la bourgeoisie « libérale » au pouvoir, sont des humanistes profonds : la preuve, en dehors de toute considération financière, ils ont opté pour l’énergie nucléaire parce que c’était la source d’énergie la plus sûre, la moins polluante. Pour faire avaler cela au public, on sort l’arrière-ban des SCIENTI-PUTES à la solde du pouvoir ; et les savants les plus connus … pour leur compromission avec les dirigeants, se voient chargés de faire gober la pilule nucléaire aux travailleurs prosternés devant l’auréole de savoir du Grand Professeur. Mais ils sont tellement véreux et peu sûrs d’eux, dès qu’ils sentent que le vent souffle vraiment un peu trop fort de l’autre côté – celui de ceux qui ne prosternent pas – ils se retournent contre leurs maîtres et, mine de rien, racontent quelques mois plus tard exactement le contraire de ce qu’ils prétendaient auparavant. On a pu voir quelques très beaux exemplaires de telles girouettes. Le collège de France (à quelques courageuses exceptions près) constitue depuis un an la réserve française du moulin à vent.
Finalement ces centrales nucléaires, sont-elles propres, oui ou non ? Garantissent-elles effectivement le maximum de sécurité que l’on est en droit d’attendre d’une installation industrielle essentielle ?
Dans certains cas, nous pouvons répondre. Et la réponse est NON ! Par exemple en ce qui concerne la pollution thermique de l’atmosphère ou des cours d’eau utilisés pour le refroidissement des centrales (une centrales fournit 1/3 d’énergie électrique et 2/3 d’énergie sous forme d’eau réchauffée inutilisable). Quand l’EDF vous raconte que les enfants seront bien contents de se baigner dans un Rhône à 30° en mai traitez-les de rigolos – si toutefois vous arrivez encore à en rire. Les poissons aussi supportent l’eau chaude, mais avec du citron c’est bien meilleur. Sérieusement : les poissons d’eau douce survivant dans de tels milieux sont des poissons carnassiers (il n’y en plus qu’une ou deux espèces dans la « Loire échaudée »). Quant aux installations nucléaires dont on veut garnir le littoral marin, outre qu’elles ravageront l’équilibre biologique local, créeront de véritables courants côtiers dont on ne peut absolument pas prévoir l’ampleur ou les effets.
Pollution RADIOACTIVE ? l’objectivité impose de reconnaître qu’il n’y a pas de preuve pour affirmer qu’il est dangereux de vivre près d’une centrale. Mais, de la même façon, ON NE SAIT PAS SI CE N’EST PAS DANGEUREUX ET IL N’Y A AUCUN MOYEN DE LE SAVOIR ! C’est en face d’incertitudes aussi graves, aussi fondamentales, que l’EDF, service dont on ne voit plus du tout ce qu’il y a de public, prend unilatéralement le risque de compromettre profondément la santé des travailleurs (leucémies, cancers, …) et leur patrimoine génétique (mutations toujours défavorables, malformations fœtales, etc.).
Et ce risque, il existe, on le suspecte même de se concrétiser. Car sinon, pourquoi demanderait-on aux femmes enceintes de remplir un questionnaire où on leur pose la question : habitez-vous près d’une centrale nucléaire ? Pourquoi poserait-on la même question aux mères d’enfants présentant des malformations de naissance ? Pourquoi interdit-on aux femmes enceintes et aux enfants en bas âge la visite d’une centrale nucléaire (alors que celle-ci est vivement recommandée aux autres individus…) ? Pourquoi sinon parce qu’il y a un risque ? ET CE RISQUE NOS DIRIGEANTS LE PRENNENT EN NOTRE NOM !
Mais revenons à nos centrales, et supposons qu’un incident survienne dans son fonctionnement. Ce n’est d’ailleurs pas une supposition gratuite : plus d’un millier d’incident (dont certains furent considérés comme « très graves ») sont intervenus en France et dans le monde depuis quinze ans. Tant pis, on continue. L’ennui c’est que les nombreux dispositifs de sécurité ne sont même pas fiables. Le meilleur d’entre eux, construit aux USA, tombe régulièrement en panne chaque fois qu’il prend à l’ingénieur la curiosité de le tester ! On est protégés, ma brave dame.
Tout cela finira un jour par déclencher un véritable accident, à moins que ces installations très spéciales fassent un jour l’objet d’un attentat. Dans les deux cas, même s’il ne résulte qu’une explosion de type chimique (une explosion “atomique“ n’ayant de faibles chances de se produire que dans les centrales d’un type très particulier, les surgénérateurs), les enceintes du cœur du réacteur peuvent se fissurer et laisser échapper une radioactivité catastrophique. Les dégâts se chiffreraient en milliards de francs, la zone sinistrée pourrait couvrir des milliers de kilomètres carrés, des centaines de milliers d’habitants seraient maintenus en quarantaine prolongée pendant plusieurs semaines. Ces chiffres sont tirés de rapports très officiels, ce qui prouve bien encore une fois que si on nous fait courir des risques, c’est en parfaite connaissance de cause !
Enfin, les DÉCHETS : toute centrale produit des déchets dont on recycle une partie après traitement à la Hague (près de Cherbourg). La plus grande partie (ce qui est inutilisable) est alors confinée dans des fûts de béton en ce qui concerne les déchets peu ou moyennement radioactifs et concentrés à la Hague en attendant de faire l’objet d’une campagne « Poubelle » au cours de laquelle on se débarrasse de milliers de tels fûts en les envoyant par 3 000 m de fond en Atlantique. On suppose naturellement que ces fûts résisteront à l’érosion et à la corrosion pendant un nombre de milliers d’années suffisants pour que les déchets soient désactivés !…
Quant aux déchets très radioactifs, ils sont « vitrifiés » (bien que cette technique très sophistiquée ne soit pas encore au point et présente beaucoup d’inconnues à moyen terme), et stockés en attendant de savoir ce qu’on en fera… En l’an 2000, ce sont des millions de mètres cube de déchets qui seront ainsi stockés, et qu’il faudra étroitement surveiller, pendant… des dizaines de milliers d’années ! Quelle formidable charge l’EDF – service … Public ? – se permet d’imposer à ceux qui nous survivront sur terre (si jamais il y en a encore) ! Quelle hypothèque démentielle sur leur avenir !
Reste enfin à examiner la justification ultime de l’énergie nucléaire : sa rentabilité. Et bien, les calculs récents fait pour évaluer leur coût, en énergie et en matériel, lors de leur élaboration, leur fonctionnement, puis leur isolation en fin de parcours, sont accablants : le plan ÉLECTRICITÉ NUCLÉAIRE ne commencera à être rentable (par rapport aux centrales thermiques classiques) que bien après 1985, compte tenu de ce que les centrales coûtent à tous les stades de leur existence. Et il risque même de ne jamais l’être, si leur fonctionnement est aussi aléatoire qu’il l’est actuellement (une centrale fonctionne à 35 % de sa puissance théorique, compte tenu de ses pannes incessantes, et ce pendant moins de 25 ans). Alors, RENTABLES, les centrales nucléaires ?… Sans compter que si jamais un accident grave intervient dans l’une d’elles, et que cela vient à se savoir, l’émotion publique sera telle que le plan nucléaire sera définitivement et immédiatement stoppé dans le monde entier. Ce n’est pas la perspective la plus agréable pour ceux qui n’ont en tête que le souci de rentabiliser leurs investissements… Au fait, ceci ne constitue pas un appel au crime !!
Voilà. Un tableau correspondant plus aux réalités du nucléaire que celui que les responsables nous peignent généralement. Et le sourire engageant que nous voyons sur nos écrans, nous savons maintenant ce qu’il cache exactement.
Ce qu’il cache, c’est une poignée de possédants et de décidants dont le rôle n’est pas de vouloir le bien de l’humanité, mais de bien veiller à leurs propres intérêts, à court terme. Ce ne sont pas des humano-écologistes, les pantins du pouvoir : ce ne sont que des hommes que l’autorité et le fric ont corrompus au point qu’ils font passer leurs propres illusions éphémères avant la survie de l’espèce – car il s’agit bien de SURVIE lorsqu’on se coltine avec les problème écologiques.
Ce que le sourire des ingénieurs aux dents blanches nous cache, c’est l’aréopage de technocrates sûrs d’eux-mêmes, cette clique de scientifiques qui tiennent toutes les ficelles dans les mains ; une société dont l’infrastructure énergétique est de nature nucléaire est une société dont toute l’industrie est aux mains de quelques ingénieurs qui peuvent faire la pluie et le beau temps si l’envie leur en prend. Un savant américain disait un jour que la seule chance que nous pourrions avoir, dans une société « nucléaire », que les ingénieurs n’utilisent leur formidable pouvoir en exerçant un véritable chantage économique serait que ceux-ci fassent partie d’un ordre monacal aux règles draconiennes… Et encore, ajoutait-il, on sait trop bien à quels vices des règles trop strictes poussent les moines !
C’est donc une société astreignante, AUTORITAIRE, DANGEUREUSE, CENTRALISÉE, que l’EDF–CEA, entourés de leurs satellites de politiciens et de financiers, nous préparent.
Une société où l’homme n’est plus rien, perdu qu’il est dans un contexte technologique qui le dépasse, dans une économie à la mesure de sa démesure.
Et que les partis de « gôche » font piètres figures devant un tel tableau ! Drogués eux aussi par le virus de la « Croissance Socialiste » (qui n’est autre que la croissance capitaliste : on voit mal comment il en serait autrement avec les mêmes outils !), appâtés par la promesse d’indépendance énergétique, gavés de foi scientiste, ils se contentent de critiquer le choix français de la filière américaine (qui est seulement un peu plus dangereuse que les filières anglaises ou canadiennes…).
On est bien loin du compte ! D’autant plus, qu’à l’échelon local le nucléaire est supposé remplir un rôle social clé : en effet, à chaque fois que les dirigeants d’EDF (service public !) se proposent d’installer une centrale nucléaire, ils choisissent un emplacement où se posent des problèmes d’emploi particulièrement aigus. Ils ont beau jeu ensuite de promettre que la centrale (construction, fonctionnement, entretien) apportera précisément ces emplois tant recherchés. Naturellement – et on les comprend – les élus locaux, les travailleurs et les chômeurs, les sections syndicales, sont très sensibles à ce genre d’arguments.
Le meilleur exemple en est le résultat du « Vote de Flamanville » (6/04/75) où 65 % du petit millier de votants se sont prononcés pour la centrale qu’on leur proposait : la région est particulièrement frappée par le chômage. Les opposants étaient les instituteurs (ceux qui « savent »), les paysans et les pêcheurs (qui ont une plus grande perception de l’importance d’une nature impolluée). Par contre, à Port-la-Nouvelle (Languedoc), un référendum identique donnait 80 % de « NON  à la centrale » (sur 1 500 votants) : pêcheurs ostréiculteurs, etc…Les problèmes d’emplois se posaient alors en termes moins pressants.
Mais les habitants de Flamanville (et de bien d’autres coins) déchanteront vite : le personnel d’une centrale est très spécialisé, a une formation technique relativement poussée, et est au demeurant en nombre très limité : on sera loin des mille emplois promis, sitôt passées les trois premières années de construction de la centrale. Et je ne parle pas des expropriations inévitables qui ne manqueront pas de frapper plusieurs dizaines de paysans…
Un des gros problèmes que rencontrent les antinucléaires est donc ce problème social. Ce n’est qu’une manifestation de ce « chantage au chômage » que connaissent bien les écologistes : chantage qui met en balance l’intégrité d’un équilibre écologique et la situation locale de l’emploi, et ce à tous les niveaux. Quand les travailleurs prendront-ils conscience qu’en assurant – apparemment – le court terme, ils hypothèquent irréversiblement le long terme ? Là réside à mon sens l’essentiel du travail que doivent se fixer les révolutionnaires dans le domaine de l’Ecologie : amener leurs camarades de travail à réaliser cette prise de conscience.
Alors seulement les luttes ouvrières commenceront à intégrer les problèmes écologiques ; et ceux qui font passer la dégradation de la Nature pour la contrepartie obligée du progrès s’entendront répondre : « Quel Progrès ? » Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Le progrès qui s’évalue en quantité de Kilo Watts, en nombre de voitures ou d’accidents du travail par jour, en puissance de missiles, et en effectifs policiers, celui-là effectivement est à l’échelle de l’énergie nucléaire. Mais le progrès qui permettra de vivre mieux se décrit en terme de qualité, s’appuie sur les technologies libératrices, et, loin de constituer une menace pour l’avenir, en laisse au contraire présager le meilleur.
Non, la Science n’est pas neutre. Et c’est en s’opposant à celles de ses réalisations dont les applications sont foncièrement anti-libertaires, autoritaires et menaçantes, que les Anarchistes préparent les conditions d’avènement d’une vraie civilisation de Progrès, ÉPANOUISSANTE, DÉCENTRALISÉE, LIBERTAIRE.

E. de Severac