De trois plumes rouge et noire

mis en ligne le 27 octobre 2011
À contretemps se définit comme un bulletin de critique bibliographique. Chaque année, depuis 2001, il propose aux lecteurs de nombreuses recensions d’ouvrages ou de films traitant, de près ou de loin, du mouvement libertaire. Régulièrement – et, en cela, il est bien plus qu’un bulletin bibliographique – il nous livre aussi des dossiers thématiques solides sur une vie, une œuvre, un mouvement, une organisation. C’est, d’après moi – comme pour beaucoup –, ce qui se fait de mieux aujourd’hui en termes de revue libertaire. Chaque article, qu’il s’agisse de dossiers thématiques ou de recensions, est fait avec le sérieux et la rigueur qu’exige toute production intellectuelle honnête (au sens large), et ce sans embrasser pour autant cette prose universitaire froide et désincarnée. Son exigence d’esprit critique, son refus intransigeant de tomber dans les travers de la pensée prisonnière des œillères (qu’elles quelles soient), son aversion pour l’escroquerie intellectuelle, en font un outil précieux pour la construction de tout un chacun, et une véritable bouffée d’air dans un monde – y compris militant – qui manque profondément de remise en cause, de questionnements et d’intégrité. À contretemps ne fait donc pas de cadeaux, et surtout pas au mouvement libertaire. Mais ne nous méprenons pas pour autant : anarchiste, À contretemps l’est pleinement et sans ambiguïté. Et c’est d’ailleurs parce qu’il l’est qu’il est tant attaché à cette constante remise en question de sa propre « famille ».
La collection que lui consacrent les Éditions libertaires a été inaugurée en 2009 par la publication D’une Espagne rouge et noire, ouvrage indispensable à qui s’intéresse à la question espagnole version anarchiste avec quatre entretiens de haute tenue : Diego Abad de Santillan, Félix Carrasquer, Juan Garcia Oliver et José Peirats. Avec cette seconde parution, L’Écriture et la vie, À contretemps revient sur trois numéros consacrés à des écrivains libertaires de renom : Stig Dagerman, Georges Navel et Armand Robin. Rétrospectives de vie, études littéraires, entretiens, témoignages, correspondances se succèdent et « s’entremêlent » pour nous conter la vie et l’œuvre de ces trois anarchistes, amoureux du livre et de la plume. Pour autant, L’Écriture et la vie n’est pas une compilation simpliste et « grossière » de divers travaux abordant son sujet, mais un livre à part entière où les différentes productions se succèdent habilement en un ouvrage uni et solide qui, pour sûr, fera référence en son domaine ; ce qui n’empêche pas le lecteur – et c’est là un pari remporté haut la main, qu’il ait été pensé ou non – de lire, s’il le souhaite et selon sa connaissance du sujet, les articles et entretiens dans l’ordre qu’il voudra.
Si À contretemps s’est penché sur la vie de ces trois écrivains, c’est, entre autres, que chacun d’eux, pour des raisons et à travers des parcours assez divers, ont, à un moment donné de leur existence, embrassé l’anarchisme. Et pour de bon. Cet anarchisme, ils l’ont toujours voulu leur, jamais aliénant ou aveuglément suiveur, un anarchisme constamment pensé et baigné dans sa propre remise en question et ses propres doutes. Chez Georges Navel, ce souci l’a conduit à explorer les différentes branches du socialisme, essentiellement anarchiste – de l’anarcho-syndicalisme de la CGT à l’individualisme d’un Georges Palante –, mais aussi marxiste avec, le temps d’un égarement, un court passage au Parti communiste allemand. Il en en fut de même pour Stig Dagerman qui, introduit en anarchie par la centrale anarcho-syndicaliste suédoise – la SAC –, flirtera aussi de plus ou moins près avec un certain individualisme stirnerien. Pour autant, et malgré ces questionnements et voyages théoriques permanents, l’anarchisme de ces trois écrivains a toujours su se faire ferme et convaincu quand les situations l’ont exigé. Stig Dagerman n’a pas hésité à conspuer le nazisme et la politique du gouvernement de son pays durant le deuxième conflit mondial ; Georges Navel s’est précipité en Espagne pour rejoindre la colonne Ascaso lorsque sonnèrent les premières trompettes du bref été de l’anarchie ; et Armand Robin n’a pas hésité une seconde à transmettre à la Résistance les copies des bulletins d’écoute qu’il rédigeait dans le cadre de son travail au ministère de l’Information, ou à conspuer sans détours la Gestapo, cette hyène sanguinaire qui vous torturait et vous fusillait pour moins que ça. Bien qu’ancré dans les luttes, l’anarchisme de nos trois écrivains a aussi une dimension profondément existentielle. Celui de Stig Dagerman sera plus tard qualifié, au risque de déplaire, de « tragique » ou de « démentiel », entièrement conditionné par une façon absolument libre et émancipée de vouloir être au monde. Idem pour ce Georges Navel dont l’existence semble mue par l’effrénée recherche d’une dignité ouvrière insoumise qui le conduit à quelques années d’errance éperdue entre l’Europe et l’Afrique du Nord.
Soyons honnêtes : au moment où j’écris ces quelques lignes, je n’ai encore lu aucun des ouvrages de ces trois écrivains. Mais l’une des richesses de L’Écriture et la vie est justement de nous donner l’impression de les avoir lus, ou plutôt de connaître leurs auteurs sans n’avoir jamais mis le nez dans leurs productions. Tout au long de la lecture, on se sent intime de ces trois bonhommes qui, par l’intermédiaire des auteurs d’À contretemps, se livrent à nous pour nous confier leur(s) vie(s), leurs tourments, leurs doutes, leurs passions. La lecture de ce second volume est, à cet égard, assez troublante, et fait de l’ouvrage un objet inclassable, à la fois étude de littérature et œuvre littéraire.
De ces trois écrivains, Georges Navel est sans doute celui qui m’a le plus touché, le plus bouleversé. Cet anarchiste plus vrai que nature, qui ne cessa jamais de l’être ; cet éternel autodidacte qui, par soif d’apprendre et de rencontrer, prit rendez-vous avec l’ensemble du mouvement libertaire ; ce prolétaire à la conscience de classe impeccable et implacable ; cet amoureux transi du livre et de l’écriture ; cet aventurier infatigable qui arpenta la France, l’Algérie, l’Espagne… en quête de liberté, de dignité, dans une fuite éperdue d’un monde de folle soumission. Pareil homme ne peut laisser indifférent que les paresseux et les soumis. Cette vie en irrita d’ailleurs plus d’un – dont des anarchistes – certes, mais Georges Navel peut se féliciter d’avoir toujours garder vivante une certaine sincérité, vis-à-vis de lui-même d’abord, des autres ensuite, et de n’avoir jamais hésité à mettre en œuvre, par des actes, ce que ses paroles, ses pensées, ses écrits exigeaient. La découverte de cet homme, de cette vie, d’un pareil engagement est assurément une grosse claque, de celle dont on se souvient, et qui marque au fer rouge la suite d’un long parcours. Et c’est là toute la magie – la force – d’À Contretemps, qui vous fait aimer un auteur sans même l’avoir lu.
Bref. Avec ce second volume, passionnant témoignage de la richesse et de la puissance humaine et littéraire d’une époque, À contretemps nous fournit à nouveau un outil pour lutter contre l’amnésie, pas toujours volontaire mais assurément réelle, en vogue dans notre bas monde. Il nous questionne aussi, indirectement, sur le désintérêt de plus en plus profond d’une certaine nouvelle génération militante pour la lecture et l’écriture, désintérêt qui ne devrait pas être sans nous alarmer sur l’avenir de notre mouvement. Enfin, par une écriture soignée et vivante, toujours loin de la froideur académique sans pour autant tomber dans le lyrisme décalqué, L’Écriture et la vie témoigne aussi, à l’instar des livraisons régulières de la revue, que le mouvement libertaire contemporain compte encore de très belles plumes en son sein.