Chronique néphrétique

mis en ligne le 27 octobre 2011
L’autre jour était discuté, dans un collectif associatif organisateur d’un festival du livre, le refus d’accepter partis ou syndicats. Pourtant nous, anarchistes, y sommes présents depuis le début. Je m’attendais à devoir justifier notre présence par notre ancienneté dans le collectif… Une dame affirma alors : « L’anarchie ce n’est pas un parti, c’est une philosophie. » Ce qui eut pour effet, à mon grand étonnement, de clore la discussion. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Elle nous plaçait d’emblée hors de l’échiquier politicien. Je l’en remercie et je m’interroge : souvent, où nous situons-nous sur l’échiquier politique ? Ou plutôt : où nous a-t-on situés ? À la gauche de la gauche de la gauche ? Bien rangés dans la petite case ? Avec le risque, en étant placé longtemps à la marge, de nous y complaire. Et, parfois, on nous sort de là pour effrayer le bon peuple, tel un petit diable hors de sa boîte. Mais que faisons-nous pour ne pas jouer ce rôle ? Pour ne pas nous enfermer nous-mêmes dans l’image que le pouvoir ou nos adversaires veulent donner de nous ?
Il y a là une contradiction. Si nous refusons de cautionner le va-et-vient électoral droite-gauche, si nous pensons que choisir le moins pire n’est pas une solution, si nous militons pour que tous prennent leurs affaires en main, nous ne pouvons accepter d’être cantonnés dans une case de l’échiquier. Nous ne voulons pas jouer à ce jeu-là, nous en contestons les règles ? Inventons d’autres règles. Et que cela se voie ! Différents, dans le discours, dans l’attitude, dans les pratiques militantes, ne pas être là où on nous dit d’être, pas là où l’on nous attend, ne pas jouer leur jeu pour éviter les pièges tendus, surprendre l’ennemi, contourner, prendre à revers… Les règles de la guérilla appliquées non pas au combat de rue mais à la vie politique, aux raisonnements, à la propagande, aux alternatives.
Incasables, inclassables, incassables. Parce que nos idées, si elles sont intelligemment formulées, peuvent être reprises par d’autres, par une majorité. Et c’est ce à quoi nous devons nous atteler, pour ne pas être seuls à les porter. C’est déjà en train de se produire.
Les leçons du XXe siècle ont tout de même eu une portée. Le projet communiste et principalement ses conséquences sur les libertés ont provoqué un rejet global. Les trotskystes ont pu argumenter depuis quatre-vingt ans sur la dégénérescence de l’état ouvrier, sur les conditions matérielles qui ont provoqué le stalinisme, ils n’ont pas gagné en crédibilité. L’effet repoussoir demeure. Du côté libéral, après une phase ascendante ces dernières dizaines d’années, les désastres humains, sociaux, écologiques que les crises occasionnent dévoilent l’idéologie des prédateurs.
La conscience d’une opposition trompeuse et dérisoire gauche/droite a fait du chemin chez beaucoup, mais cela ne s’est pas concrétisé dans un premier temps par un appel d’air pour nos idées.
On peut se gausser des politiciens centristes et de leurs gesticulations, leur grand écart permanent et leur course aux places. Mais voter centre, c’est aussi le désir de ne pas se reconnaître dans la gauche ou la droite, de refuser le tout-étatique et le tout-libéral. (Ce n’est pas que la traduction mécanique en politique d’une classe moyenne broyée entre un « grand Capital monopoliste » et un « prolétariat collectiviste ».)
Une autre forme de ce rejet a été capitalisé par l’extrême droite, qui se proclame hors du jeu des partis classiques, qui les renvoie dos-à-dos. Ne pas se faire d’illusions sur les objectifs de ces dirigeants politiciens, et les dénoncer, ne doit pas nous faire oublier que les motivations des électeurs peuvent être autres. Pensons aussi à tous ceux qui choisiront « le moins pire », sans enthousiasme, résignés, ou la mort dans l’âme.
Que les motivations premières soient détournées vers des votes sans issue, pour l’instant, ne doit pas nous empêcher de nous adresser à eux, de nous appuyer sur ce rejet du monde politicien, et d’activer la suite du raisonnement : pas de sauveur, sauvons-nous nous-mêmes !
D’autres, mais qui ont joué le jeu électoral, ont semblé un temps bénéficier d’une audience élargie, grâce à la médiatisation de leurs candidats : Laguiller puis Besancenot.
Il apparaît pourtant que la personnalisation a été un piège. Si nous, anarchistes, n’y tombons pas, que cela ne nous empêche pas de réfléchir sur l’échec du NPA de s’ouvrir, d’élargir sa base. échec qui s’explique sans doute (en plus des tensions présentes déjà dans la LCR) par leur non-capacité à changer de méthode et de recettes militantes, malgré la volonté affichée. Nous ne sommes pas à l’abri de déboires analogues. Louper le coche par manque de réactivité : les révolutions n’attendent pas les révolutionnaires…
Pourtant, nous ne sommes pas seuls à porter nos idées. Et l’histoire s’accélère sous nos yeux : les mouvements qui surgissent un peu partout sur la planète, mouvements dit « indignés », d’occupation de Wall Street, ces mouvements qui « se cherchent », affirment les journalistes préformatés, parce que « sans leader ». Mais c’est justement cela qu’il faut trouver ! C’est le juste contraire de leur présidentialisation de la politique. D’autres règles, avec des inclassables, des gens « normaux » parce que de tous milieux, de toutes provenances, avec des fonctionnements qui apparaissent inédits, qui se méfient des médias et des prises de pouvoir… et qui diront bientôt : « L’anarchie, c’est une philosophie » de la vie !