Les voix politiques du blues (3/3)

mis en ligne le 13 octobre 2011
Après 1969, Clarence « Gatemouth » Brown interpelle le président Nixon dans Please M. Nixon ainsi que dans Don’t Cut Off Your Welfare Line afin qu’il ne coupe pas les programmes sociaux. Le Texan Juke Boy Bonner lui emboîte le pas avec Funny Money en 1972. À la même époque Roy C’s chante Open Letter To The President et King Solomon’s Impeach The President (l' « impeachement » est la procédure de destitution d’un président aux États-Unis). Howlin' Wolf revient sur l’affaire du Watergate dans Watergate Blues sorti en novembre 1973, de même que Big Joe Williams dans Watergate Blues. L’harmoniciste de Chicago Little Mack Simmons dénonce les effets de la crise pétrolière avec Inflation Blues tandis que, dans le même album, Arealan Brown réclame la démission de Tricky Dicky « Richard le tricheur » avec Impeach Me.

Un peu plus tard, en 1983, Carey Bell et Louisiana Red chantent Reagan is for the Rich Man à l’American Folk Blues Festival et Champion Jack Dupree ajoute une chanson au palmarès en 1984 avec President Reagan. En 1995, Lucky Peterson fustige les profits exorbitants dégagés par des riches encore plus riches et moins nombreux au cours de la « crise » du pétrole pendant que les pauvres sont de plus en plus pauvres et de plus en plus nombreux.

Si Big Joe Williams évoque Thomas Jefferson dans Jefferson and Franklin Blues et si John Lee Hooker rend hommage à Abraham Lincoln dans Blues For Abraham Lincoln pour avoir mis fin à l’esclavage, Blind Willie Johnson semble être le premier à se montrer impertinent envers un président avec When The War Was On. Seul titre de son répertoire exempt de toute référence religieuse, la chanson qui traite de la Première Guerre mondiale présente le président de l’époque, Woodrow Wilson, comme « perché sur son trône », ce qui n’a rien de choquant aujourd’hui, mais dans les années vingt et de la part d’un petit paysan noir avait une autre allure… D’ailleurs, on peut dire que Johnson sent bien qu’il risque d’aller trop loin dans cette chanson car, à la fin de la strophe, il préfère glisser une éblouissante partie de guitare et laisser l’auditeur imaginer la nature de la discrimination qu’il dénonce dans les rangs de l’armée. En 1994 Sunnyland Slim sort un album intitulé Be Careful How You Vote reprenant le titre qu’il chantait déjà en 1980. Dans Tough Times encore, Muddy Waters salue la mémoire de Lyndon Johnson pour avoir ratifié en 1964 le Civil Rights Act et en 1965 le Voting Rights Act, les lois qu’aurait dû mettre en place Kennedy.

Il est un autre personnage récurrent dans les blues et que l’on ne peut passer sous silence, en la personne de Martin Luther King. Champion Jack Dupree compose en 1968 Death of Luther King et Otis Spann lui dédie Tribute to Martin Luther King. Howlin' Wolf enregistre I Had a Dream à Chicago le 26 janvier 1972 dans lequel le refrain renvoie directement au célèbre discours de M.L.K. le 28 août 1963. En 1961, JB Lenoir compose Shot on James Meredith dans lequel il interpelle Lyndon Johnson sur les poursuites que devait encourir l’homme blanc qui avait tiré dans le dos du premier étudiant noir de l’histoire des États-Unis. Enfin, en 1994, Luther Allison s’appuie encore sur la dimension symbolique du personnage pour dénoncer tous les apartheid dans l’émouvant Freedom.

Alabama Bus de Will Hairston rend hommage à Rosa Parks, cette femme couturière qui en 1955 refusa de céder sa place à un Blanc dans un bus de Montgomery, et qui déclencha le boycott des transports dans la ville jusqu’à ce que la Cour suprême se prononce contre la ségrégation dans les autobus, l’année suivante. Suite à cette décision de justice, les Voyageurs de la liberté partis de Washington en mai 1961 pour faire appliquer la nouvelle loi faillirent se faire lyncher par une foule hystérique. Ce sont eux qui inspirent John Lee Hooker pour son Birmingham Blues.

Il y a encore un autre personnage historique qui apparaît suffisamment de fois pour qu’on le mentionne, c’est A. Hitler, souvent d’ailleurs pour soutenir l’engagement américain dans la Seconde Guerre mondiale. Entre 1940 et 1945, une vingtaine de titres qu’on retrouve dans la compilation Kickin' Hitlers Butt sortie en 2007 sont publiés à cet effet parmi lesquels : Hitler Blues de Florida Kid, Roosevelt & Hitler part 1 & 2 de Buster « Buzz » Ezell, Round and Round Hitler’s Grave de Woody Guthrie & Pete Seeger, préalablement sorti en 1942 sous le titre Dear M. President, Leadbelly et Josh White y chantent Hitler Song, tout en interprétant aussi chacun de son côté M. Hitler pour le premier et Fuehrer pour le second. Enfin R.L.Burnside, dans l’album Ass Pocket of Wiskhey de 2005, chante Tojo Told Hitler 1.

Dans un autre registre, Big Bill Broonzy semble avoir inspiré bon nombre d’artistes à la suite de son Just A Dream 2 daté de 1939. L’idée d’un Noir président n’était à l’époque que pure fantaisie, comme il nous le fait entendre :

« Dreamed I was in the White House, sittin’in the president’s chair.
I dreamed he’s shaking my hand, said «Bill, I’m glad you’re here»
But that was just a dream. What a dream I had on my mind
And when I woke up, not a chair could I find. »

Sur les pas de Louis Amstrong, J.C. Burris interprète avec près de 25 ans d’avance Black President (c’est d’ailleurs le titre d’un de ses albums) au San Fransisco Blues Festival de 1986 et c’est Blind Lemon Pledge qui sort en mai 2009 Black Man inna White House. Johnny Shines quant à lui enregistre Livin’in the White House et dans Red’s Dream, Louisiana’s Red s’imagine arriver aux Nations unies et régler tous les problèmes à sa façon… Enfin, terminons par un morceau de choix, et le titre d’Howard Glazer qui livre son opinion sur les lois liberticides qui ont été promulguées suite aux attentats du 11 septembre à New York, dans l’incisif Patriot Act Mix.

Ainsi, les blues proprement «politiques» sont proportionnellement peu nombreux dans la galaxie du genre, mais ces quelques dizaines de titres suffisent à sortir le blues d’un apolitisme de façade qui cache bien souvent, comme le constatent les sociologues, une idéologie réactionnaire qui tendrait à dépolitiser nos actes… Comme si le blues pouvait exister en dehors de l’oppression qui l’a vu naître ! Laissons donc le dernier mot à Nina Van Horn qui écrit dans Hell Of A Woman !, un livre accompagné d’un CD publiés en 2009 : « Partager devrait être le maître mot de notre civilisation et, parfois, il est du devoir des artistes d’utiliser leur talent pour que le monde soit un tout petit peu meilleur. »

Cette liste n’est sûrement pas exhaustive, si vous souhaitez la compléter, la discuter ou simplement partager vos réactions, vous pouvez me contacter à l’adresse suivante : comboquilombo (arobase) free.fr

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Pascal, Émission «Le Blues des Canuts» sur Radio Canuts

 


1. Pour plus d’infos sur les rapports entre le blues et les guerres, voir : http://www.paris-move.com/zikdedicated.php?id=680