Les Sans-Patrie de Charleville-Mézières (1890)

mis en ligne le 13 octobre 2011
1646PerePeinardLes militants ardennais constituent un échantillon sinon représentatif, du moins révélateur, de la nature profonde du mouvement anarchiste.

Qu’est-ce qu’un groupe anarchiste ?
C’est un organisme très particulier et qui ne ressemble en rien aux sections ou groupes des autres partis. Il n’y a ni bureau ni cotisation fixe et aucun compagnon n’est obligé d’annoncer d’où il vient, ce qu’il fait et où il va. La salle du groupe est un lieu de passage où chacun discourt à sa guise, lieu d’éducation et non d’action.
Le département des Ardennes a connu l’existence de plusieurs groupes anarchistes. Celui de Charleville-Mézières n’eut pas la vie la plus longue, mais il fut certainement le plus structuré.
Né en 1891 d’une scission au sein de la Fédération des travailleurs socialistes, il disparaît en 1894 sous les coups de boutoir de la répression policière, déclenchée à la suite de l’assassinat du président de la République, Sadi Carnot, par l’anarchiste Caserio.
Les principaux militants du futur groupe anarchiste Les Sans-Patrie ont d’abord été des militants socialistes de la première heure, compagnons de Jean-Baptiste Clément :
– Moray est en 1888 secrétaire de la commission de propagande de la Fédération socialiste.
– Thomassin en 1889 mène campagne pour soutenir la candidature de Jean-Baptiste Clément aux législatives, cet activisme lui coûte son emploi de tisseur à Rethel. Venu habiter à Mézières, il adhère au cercle socialiste L’Étincelle où il est élu à la commission du groupe.
– Tisseron, en décembre 1890, est secrétaire du cercle L’Étincelle. Mais il y mène une campagne oppositionnelle. Lors des élections de 1889, il propose de voter au deuxième tour pour le candidat de droite De Wignacourt, afin de battre Corneau le député radical sortant. Il met en cause les élus socialistes du conseil municipal qui ne viennent jamais rendre compte de leur mandat devant les militants du parti. L’année suivante, il propose que les conseillers municipaux socialistes démissionnent, si le conseil refuse la gratuité des fournitures scolaires. Sa motion est minoritaire. Mais cette guérilla, menée à l’intérieur de la formation socialiste, ne sera pas l’élément déterminant qui amènera la rupture.

Rupture avec les socialistes
Créé en 1889 à Paris, Le Père Peinard est, avec La Révolte, l’un des principaux hebdomadaires anarchistes. La Révolte, au ton doctrinal, a du mal à trouver un lectorat dans les Ardennes. Par contre Le Père Peinard, gouailleur, employant volontiers l’argot, rencontre un large public dans notre département, en particulier parmi les ouvriers de la vallée de la Meuse.
Dès 1889, Badré Mauguière à Revin et Baicry à Sedan diffusent le journal anarchiste. Le 10 août 1890 parait le premier article fustigeant un patron de Charleville. C’est l’occasion pour Thomassin d’envoyer au Père Peinard l’argent de sa première diffusion du journal. Comme de nombreux militants ayant perdu leur emploi à la suite de leur action politique, Thomassin se reconvertit dans le colportage de journaux. Militant socialiste, il est amené tout naturellement à vendre L’Émancipation, l’organe de la Fédération des travailleurs socialistes. Mais il diffuse également Le Père Peinard. Quoi de plus normal, dans la classe ouvrière, la frontière entre socialistes et anarchistes n’est, à cette époque, pas très nette.
Le Père Peinard est simplement un journal un peu plus révolutionnaire. On peut d’ailleurs l’acheter au bureau du journal socialiste L’Émancipation dont le secrétaire Chauvet accepte de le vendre avec la presse du parti.
Mais la situation sociale se tend dans le département. Les mois d’avril et mai 1890 voient le nombre de syndicats croître rapidement pour atteindre 75. À Nouzon, les effectifs syndiqués passent de 500 à 1 500 adhérents. À la suite de la manifestation organisée à Charleville le 1er mai 1890, Jean- Baptiste Clément est arrêté et emprisonné. La situation est révolutionnaire dans les Ardennes.
Dès lors, les attaques entre les deux camps redoublent, par journaux interposés, dans un contexte social survolté.
Les attentats de Revin et Charleville, en juin, provoquent une vague de perquisitions chez de nombreux militants socialistes. La Fédération socialiste risque de se désagréger. Sous les coups de la répression, Clément prêche la modération et s’oppose aux anarchistes qui veulent attiser l’incendie social. Exclus du cercle L’Étincelle, Mailfait et Lamoureux participeront à la Fondation du groupe anarchiste.

Les Sans-patrie
Les dissidents socialistes sont bien décidés à créer un groupe anarchiste sur Charleville- Mézières. Leur première initiative consiste à vouloir organiser une tournée de conférences de Sébastien Faure dans les Ardennes. Une collecte est lancée pour financer ce projet. Thomassin se charge de centraliser l’argent.
Le 11 octobre 1891, il fait insérer cet avis dans La Révolte et Le Père Peinard : « Les camarades qui ne marchent pas vers la Sociale comme des écrevisses, les copains conscients de leurs droits, les hommes libres ayant chassé tous préjugés, désirant discuter sans chefs, sans sectes et surtout sans rois, sont invités à se réunir 10, rue Colette-au-Pont-d’Arches (Mézières). Formation d’un groupe anarchiste. Un compagnon traitera de l’idée anarchique. Mesures à prendre pour inviter Faure à venir dans les Ardennes.»
Le 18 octobre 1891 le groupe est créé : « Compagnons, nous venons à quelques bons camarades, convoqués par Le Père Peinard et La Révolte, sur l’initiative du compagnon vendeur de ces journaux, de nous réunir à Mézières et de constituer sous le titre les Sans-Patrie un groupe communiste anarchiste. Comme l’indique notre nom, le but principal que nous poursuivons est la destruction des préjugés patriotes, des idées chauvines, l’anéantissement même du mot patrie. Notre titre est une déclaration de guerre au militarisme ainsi qu’à l’idée de conquête ou d’asservissement des peuples. Tous les hommes sont frères, rien ne devrait les séparer et le militarisme est une plaie odieuse que tous doivent combattre avec acharnement. La guerre est une chose abominable, l’invention diabolique de monstres ambitieux à face humaine. Nous voulons la paix, la sécurité pour tous. Plus de frontières, ces barrières élevées par les tyrans. On a parqué les peuples sur des territoires autour desquels on a tracé des lignes qu’ils ne peuvent franchir et tel couronné a dit : « Ceux qui sont à la gauche de cette ligne m’appartiennent ; les autres sont à toi. » Nous ne reconnaissons pas ces tracés au crayon, ces courbes imaginaires qui séparent et divisent les peuples : nous sommes des antipatriotes. Nous sommes aussi des anticléricaux et des antiréactionnaires. Hommes de progrès et de liberté, nous combattons au nom des principes socialistes et révolutionnaires et travaillons non à la conquête des emplois et des privilèges que se sont accordés nos ennemis de classe les bourgeois mais au prompt affranchissement de tous les êtres humains, sans distinction. C’est dire que nos rangs sont largement ouverts aux miséreux, aux malheureux, aux exploités, aux révoltés, à tous les parias, à tous les battus, volés, malmenés, de même qu’aux convaincus, aux honnêtes, mais qu’ils sont impitoyablement fermés aux ambitieux, aux autoritaires, aux hypocrites. Nous sommes anarchistes, c’est-à-dire ennemis avérés de toute autorité. C’est pourquoi chacun dans notre groupe sera libre d’exprimer ses idées et agira en toute liberté. »

Qui sont ces anarchistes ?
L’analyse des professions des membres du groupe montre le caractère très prolétarien des anarchistes : ce sont des ouvriers. Les ouvriers métallurgistes sont majoritaires (sept sur treize). Cette situation est le reflet d’une industrie nettement prédominante dans le département. Autre caractéristique du groupe, la présence de trois ouvriers belges. L’appellation de « sans-patrie » prend ainsi tout son sens.
Le groupe anarchiste est il « un ramassis de repris de justice » ? Il est vrai que quatre militants ont eu affaire à la justice. Le plus politique est certainement Bouillard, condamné à un mois de prison après avoir traité les gendarmes de lâches et à six semaines d’emprisonnement pour avoir déclaré au maire de Nouzon : « Je t’emmerde toi et ton écharpe, je suis anarchiste, je ne connais pas ton autorité. »
Quant aux frères Mailfait et Midoux, ils ont été condamnés à six jours de prison après avoir participé à une rixe dans un bar. Enfin, Paul-Jules Mailfait a subi une peine de deux mois de prison pour coups.
Le Père Peinard justifie ainsi leur parcours : « Ils n’ont pas honte pour ça, foutre non. Ils portent la tête haute, comme des révoltés qu’ils sont et quand on viendra dire à l’un de vous : “T’es un repris de justice.” Répondez-lui : “C’est plus estimable d’être un repris de justice qu’un conseiller municipal, ou même vice-président des conseillers prud’hommes. C’est plus estimable d’être ça que d’avoir la bassesse d’aller gueuletonner avec les patrons, de s’aplatir devant eux, conservant la chèvre et le chou, tout en faisant croire aux camards qu’on est dévoué à la Sociale.” »
Les Sans-Patrie sont des révoltés. N’ayant rien à perdre, ils sont prêts à aller jusqu’au bout de leurs idées, et plus particulièrement de l’antimilitarisme.
Après quatre mois d’existence, le groupe anarchiste subit les foudres de la justice. Une information est ouverte pour association illicite.
Leroux connaît une fin tragique : conduit par deux gendarmes à Nancy, pour être jugé devant la cour d’appel, il tente de s’enfuir en se jetant dans un canal mais, ne sachant pas nager, il se noie.
Moray et Mailfait se sont enfuis à Liège. Arrêté par la police belge, Mailfait sera extradé, jugé par le tribunal correctionnel de Charleville le 22 juin et condamné à huit mois de prison. Moray, quant à lui, est finalement incarcéré à la maison d’arrêt de Charleville. Il sera hospitalisé peu après. Remis sur pied, le tribunal correctionnel le condamne le 6 octobre à huit mois de prison. Le groupe Sans-Patrie faillit ne pas se relever de cette affaire.

Increvables anarchistes