Michel Bakounine, penseur de l’écologie

mis en ligne le 1 octobre 1974
Proposé et introduit en 1866 par Haeckel, en vue de distinguer de la science biologique expérimentale proprement dite l’étude plus spécifiquement théorique des rapports entre les organismes et le milieu où ils vivent, le terme d’écologie ne désigne cependant que depuis très peu de temps une science qui se veut et s’affirme autonome et que l’on s’accorde généralement à reconnaître comme telle ; de fait, l’on peut affirmer d’une façon péremptoire que l’écologie est une science contemporaine. Pourtant, si nous prenons en considération les deux concepts clés par lesquels cette science contemporaine inaugure son discours théorique, il apparaît que Michel Bakounine, théoricien de l’anarchisme du siècle dernier, a fait, quant à lui, plus que donner un nom à une discipline qui n’en était alors qu’à ses premiers balbutiements et qui restait, en définitive, étroitement confondue avec la biologie, qu’il a véritablement pensé cette science qu’il nous est désormais possible de nommer écologie et dont nous pouvons reconnaître à la fois l’autonomie et la scientificité. Cela revient à dire, d’une part, que les deux concepts clés de l’écologie sont explicitement formulés dans l’œuvre de Michel Bakounine et, d’autre part, qu’il faut chercher l’origine de cette science non seulement dans la biologie expérimentale, mais aussi et surtout dans le socialisme libertaire d’inspiration bakouninienne. Toutefois, il y a lieu d’examiner d’abord quels sont ces deux concepts que l’écologie, comprise comme science contemporaine, met au premier plan de son exposé et quelles sont leurs implications à la fois sur le plan théorique et sur le plan pratique pour pouvoir juger ensuite de la valeur quasi prophétique que Bakounine, vers les années 1868-1871, leur a conférée dans ses écrits majeurs.
Le premier concept mis en œuvre par l’écologie contemporaine insiste sur l’extrême dépendance de l’homme à l’égard de la nature. L’homme ne peut se passer de la nature et vivre en dehors de ses lois. À titre indicatif, les représentants de l’écologie rappellent simplement que notre survie est toujours tributaire, au siècle de l’atome comme à ceux de la pierre taillée, de l’absorption quotidienne d’aliments qui nous sont proposés par le règne végétal et le règne animal. Sous-développé ou « gadgétisé », chacun d’entre nous a néanmoins besoin annuellement d’environ un million de calories fournies par la terre. Mais il y a plus encore, et l’homme n’est même pas indépendant des cycles qui agissent sur les plantes et les animaux. En effet, la plupart des plantes, qu’il cultive et des animaux qu’il domestique, ont des cycles de reproduction et de nutrition qui sont fonction de l’intensité de la lumière et de l’obscurité, ou du changement des saisons provoqué par le mouvement planétaire. D’où la nécessité pour l’homme de reconnaître et de s’assimiler la nature qui l’entoure, qu’il s’agisse des plantes, des animaux, ou encore des astres. Nous pouvons donc rêver de conquérir le cosmos, mais cela ne nous empêchera pas de rester soumis aux lois de la nature.
Le deuxième concept que nous propose l’écologie dite contemporaine est un acte de foi en la solidarité de tous les êtres vivants, et en particulier de tous les êtres humains, unique condition de possibilité de leur émancipation et de leur liberté. Toutes les plantes et tous les animaux, et plus particulièrement tous les êtres humains sont liés entre eux parce qu’ils partagent la même terre, le même air, la même eau. Mais aussi et surtout, ils sont liés par une lutte pour obtenir les précieux produits dont dépend leur vie. On a longtemps affirmé que ce devait être nécessairement une bataille brutale et sans merci, que seuls devaient survivre les plus forts et les plus aptes. Or des études récentes permettent de penser que la coopération et l’interdépendance sont bien plus importantes pour la survie des espèces vivantes en général et de l’espèce humaine en particulier qu’une guerre impitoyable.
Ces deux concepts se rejoignent d’ailleurs et un passage du livre de l’éminent écologiste Marston Bates, « The Forest and the Sea » (la Forêt et la Mer) offre une illustration significative de cette rencontre : « Je ne vois pas comment, écrit-il, en défiant les lois de la nature, en la détruisant, en construisant un monde artificiel et égoïste centré sur lui-même, l’homme pourra gagner la paix, la liberté ou la joie. (…) Je crois en l’avenir de l’homme, je crois aux possibilités latentes de l’expérience humaine, mais c’est une foi en l’homme en tant que partie intégrante de la nature, une fois en l’homme qui partage la vie, et non qui la détruit. »
Cela bien précisé, nous pouvons être surpris de voir Michel Bakounine mettre au premier rang de ses préoccupation libertaires les deux concepts que nous venons d’évoquer, ce qui nous permet ainsi de justifier la gageure d’avoir voulu faire du grand penseur de l’écologie et d’avoir voulu attribuer à sa doctrine le mérite d’un apport original et définitif à cette science.
Sur le premier point, en effet, Bakounine fait les mêmes remarques, exactement, que les écologistes du XXe siècle. Il précise que, comme nous-mêmes faisons partie de la nature, nous serions insensés de vouloir nous poser en rebelles contre ses lois. Mais le pourrions-nous seulement ? « Qu’est-ce que l’autorité ? », s’interroge Bakounine. « Est-ce la puissance inévitable des lois naturelles qui se manifestent dans l’enchaînement et dans la succession fatale des phénomènes tant du monde physique que du monde social ? En effet, contre ces lois, la révolte est non seulement défendue, mais encore elle est impossible. Nous pouvons les méconnaître ou ne point encore les connaître, mais nous ne pouvons pas leur désobéir, parce qu’elles constituent la base et les conditions mêmes de notre existence, elles nous enveloppent, nous pénètrent, règlent tous nos mouvements, nos pensées et nos actes ; de sorte que, alors même que nous croyons leur désobéir, nous ne faisons autre chose que manifester leur toute-puissance. » (…) « En dehors d’elles, nous ne sommes rien, nous ne sommes pas. D’où nous viendrait donc le pouvoir et le vouloir de nous révolter contre elles ? » (« L’empire knouto-germanique et la Révolution sociale », seconde livraison – 1871. Stock, éd., Œuvres III, pp. 49-50). Ne pas s’étonner non plus, dès lors, que Bakounine mette lui aussi l’accent sur l’interdépendance harmonieuse existant entre tous les organismes vivants, et introduise l’idée chère à l’écologie contemporaine que, dans cette interdépendance, l’humanité doit nécessairement aussi jouer son rôle, un rôle à la fois actif et de soumission. « L’action des hommes sur la nature, aussi fatalement déterminée par les lois de la nature que l’est toute autre action dans le monde, est la continuation, très indirecte sans doute, de l’action mécanique, physique et chimique de toutes les choses inorganiques composées et élémentaires ; la continuation plus directe de l’action des plantes sur leur milieu naturel ; et la continuation immédiate de l’action de plus en plus développée et consciente d’elle-même de toues les espèces d’animaux. » (« Appendice » à « L’empire Knouto-germanique… » : « Considérations philosophiques sur le Fantôme divin, sur le Monde réel et sur l’Homme » - 1870. Stock, Œuvres III, p. 286). Par une conséquence logique, la conclusion qui s’impose à Bakounine ne diffère pas de celle de nos écologistes : l’homme ne doit pas seulement accepter son « esclavage » vis-à-vis de la nature mais il doit encore reconnaître la nature et se reconnaître dans la nature. De cette double reconnaissance dépend sa liberté. « Pour se réaliser dans la plénitude de son être, proclame Bakounine, l’homme doit se reconnaître, et ne se reconnaîtra jamais d’une manière complète et réelle tant qu’il n’aura pas reconnu la nature qui l’enveloppe et dont il est le produit. À moins donc de renoncer à son humanité, l’homme doit savoir, il doit pénétrer par sa pensée tout monde réel, et, sans espoir de pouvoir jamais en atteindre le fond, il doit en approfondir toujours davantage la coordination et les lois, car son humanité n’est qu’à ce prix, il lui en faut reconnaître toutes les régions inférieures, antérieures et contemporaines à lui-même, toutes les évolutions mécaniques, physiques, chimiques géologiques, végétales et animales, c’est-à-dire toutes les causes et toutes les conditions de sa propre naissance, de son existence et de son développement ; afin qu’il puisse comprendre sa propre nature et sa mission sur cette terre, sa patrie et son théâtre unique ; afin que, dans ce monde de l’aveugle fatalité, il puisse inaugurer son monde humain, le monde de la liberté. » (« Appendice » à « L’empire knouto-germanique… » : « Considérations philosophiques sur le Fantôme divin, sur le monde réel et sur l’Homme » - 1870. Stock, Œuvres III, pp. 227-228).
En ce qui concerne le deuxième point, nous pouvons être frappés, dans l’œuvre de Michel Bakounine, par des façons de dire telles que « Tout ce qui est humain dans l’homme, et plus que tout autre chose la liberté, est le produit d’un travail social, collectif. Être libre dans l’isolement absolu est une absurdité inventée par les théologiens et les métaphysiciens… » (Conférence faite aux ouvriers du Val de Saint-Imier – 1871. Stock, Œuvres, pp. 321-322). Cela signifie que ma liberté se confond avec la liberté de tous et, d’une manière plus générale, que la solidarité est le plus sûr chemin qui puisse conduire vers la liberté : « La loi de solidarité sociale est la première loi humaine ; la liberté est la seconde loi. Ces deux lois s’interpénètrent, et, étant inséparables, elles constituent l’essence de l’humanité. Ainsi la liberté n’est pas la négation de la solidarité ; au contraire, elle en est le développement et, pour ainsi dire, l’humanisation. » (« Le programme de l’Alliance de la Révolution Internationale » - 1871, in G. P. Maximoff : « The political Philosophy of Bakunin – Scientific Anarchism », p. 156). Mais c’est surtout quand il évoque cette liberté collective, sociale, inter-humaine que Bakounine anticipe réellement sur l’un des concepts fondamentaux de l’écologie contemporaine : « Être libre, pour l’homme, écrit-il, signifie être reconnu et considéré et traité comme tel par un autre homme, par tous les hommes qui l’entourent. La liberté n’est donc point un fait d’isolement, mais de réflexion mutuelle non d’exclusion, mais au contraire de liaison, la liberté de tout individu n’étant autre chose que la réflexion de son humanité ou de son droit humain dans conscience de tous les hommes libres, ses frères, ses égaux. » (Dieu et l’Etat - 1871. Stock, Œuvres I, p. 280).

Somme tout, à une époque qui est celle où se dessinent les fondements du mouvement libertaire Michel Bakounine intègre les notions fondamentales de l’écologie contemporaine dans le développement historique et social de l’humanité, et se donne ainsi comme l’un des premiers à tirer la sonnette d’alarme en voyant le monde humain se précipiter vers un avenir façonné par la technologie, c’est-à-dire vers un avenir en rupture avec le reste de la nature. L’humanité se trouvera et se trouve déjà selon Bakounine opprimée, effacée, traitée en chose par un système de sciences qui prétend gouverner le monde sans en reconnaître les règles.

Patrick Pidutti