Mémoire sociale : « Ici on noie les Algériens »

mis en ligne le 6 octobre 2011
Le Monde libertaire : Quel est votre objectif avec ce film ?

Yasmina Adi : Ce que je voulais, c’était éclairer ce 17 octobre 1961. D’une manière différente puisqu’il y a beaucoup d’ouvrages, quelques films, et j’avais envie de donner à voir et à entendre une vision plus personnelle. Je voulais qu’on donne l’impression aux gens de vivre cette répression qui dure quand même deux mois, comme si ils y étaient. Le but, c’est de mettre en immersion le spectateur comme s’il était plongé dans la nuit du 17 octobre 1961. Ce sont les photos, les archives filmées, la radio, les journaux… qui peuvent donner la sensation que c’est lui qui mène l’enquête. Et je me disais que 50 ans plus tard, cette répression était encore quelque chose de très mystérieux pour pas mal de gens, sans compter les gens qui ne connaissent simplement pas l’événement. Il est temps de faire un état des lieux.

Le Monde libertaire : Avez vous été confrontée, formellement ou non, à de la censure ?

Yasmina Adi : Non. Cela fait deux ans que je travaille sur ce film, et un film historique prends du temps : il faut des dérogations pour des archives gouvernementales ou de la préfecture de police de Paris. Quand on sait cela, on sait aussi qu’il faut faire vite une fois les autorisations accordées, pour éviter des remises en cause dans l’accessibilité aux documents. D’où la nécessité de faire un travail de reconnaissance dans les archives, avant.

Le Monde libertaire : Quelle est l’attitude de l’Algérie sur cet épisode tragique ?

Yasmina Adi : Je ne suis pas allé voir côté algérien parce que de toute manière cette répression s’est passée en France, en métropole. Les documents que l’on pouvait obtenir étaient donc en France. Il n’y a rien en Algérie et je n’ai donc pas fait appel à l’État algérien. Quant aux témoins, souvent âgés, ils sont surtout en France, même s’ils font fréquemment des allers et retours avec leur pays d’origine.

Le Monde libertaire : Ceux qui connaissent cet épisode tragique de la guerre d’Algérie, ignorent souvent le volet des manifestations de femmes et d’enfants. Comment l’expliquer ?

Yasmina Adi : Le lendemain de la manifestation du mardi 17 octobre 1961, la police trouve des tracts appelant les femmes et les enfants à manifester à leur tour le 20 octobre. Très vite, la police savait. Si on se souvient parfois de cette date, on sait moins que cet événement dura deux mois. On le voit bien dans le film, avec une Commission d’enquête qui ne peut pas faire son travail, avec un Sénat qui l’empêche d’aller de l’avant, la presse qui parle, des manifestations d’opposants français… Il est donc logique de parler de toutes ces étapes, et de ne pas s’arrêter au déclenchement de la répression. C’est ce que fait le film. Y compris en abordant le sujet des Français qui contestent la répression policière. Car là, il y a un mythe type. On n’en parlait pas dans les journaux ou à la radio, les Français n’ont pas réagi, etc. Il n’y a pas une vérité, mais il y a bien des vérités.

Le Monde libertaire : Comment expliquer qu’après les horreurs de la nuit du 17 octobre, les hommes acceptent de laisser les femmes et les enfants manifester ?

Yasmina Adi : Il ne faut pas oublier qu’au soir du 17 octobre, on recense 11 000 arrestations d’hommes (on parle même de 15 000) ; c’est énorme et ce sont donc 11 000 hommes qui ne sont plus dans leur foyer. Dans les manifestations, ces femmes demandent la libération de leurs frères, de leurs maris, de leurs fils… Elles sont seules, à la maison. Ce n’était donc pas de l’imprudence de la part d’hommes qui n’étaient plus là, et puis il y avait aussi une forme de militantisme. Après ce qui s’était passé le 17 et après, il y avait nécessité de calmer le jeu de part et d’autre, ce qui explique que les policiers n’aient pas eu la main aussi lourde que pour les hommes. Les autorités adoptent une stratégie, y compris de communication (remplaçant le mot « prisons » par « centre sociaux ») et élaborant un discours à destination de la presse.

Le Monde libertaire : C’est votre deuxième film sur la décolonisation, posez-vous, vous aussi, un regard apaisé sur cette période ?

Yasmina Adi : Il le faut parce que cela fait tout de même 50 ans ! On peut parler, Français et Algériens, de cette guerre de façon apaisée, avec un certain recul, et je ne suis pas du genre à aller vers les polémiques. Il faut donc savoir entendre tout le monde, puisque, je le redis, il n’y a pas qu’une vérité.


1. Pour consulter les dates et lieux de projection du film : http://icionnoielesalgeriens-lefilm.com/