Les voix politiques du blues (1/3)

mis en ligne le 29 septembre 2011
On entend et on lit souvent que le blues n’a rien de politique. Pourtant, comment une musique populaire par essence, des chants d’ouvriers et de paysans, d’exclus, de marginaux, pourrait-elle ne pas refléter la réalité sociale de celles et ceux qui la chantent, qui l’écoutent et qui la dansent ? Les thèmes de la vie courante qui tissent la trame du blues, le travail des hommes comme celui des femmes, leurs conditions de vie, de logement, leurs relations réciproques, leur rapport aux jeux, à l’alcool, aux drogues, à la prostitution, à la nourriture même, bref tout le système des références sociales et culturelles dont est porteur le blues reflète fidèlement l’organisation de la société dans laquelle sont immergés leurs auteurs, et il ne devient dès lors plus si facile d’être aussi catégorique.
Il faut dire que, dès ses débuts, le blues a été bridé dans son expression politique. Il ne faut pas oublier que les lynchages étaient encore fréquents au moment de son apparition dans le sud des États-Unis (le Tuskegee Institute avance 3 800 victimes entre 1889 et 1940) et que le simple fait de regarder une Blanche dans les yeux pouvaient attirer les pires ennuis. Par ailleurs, jusqu’aux victoires du Mouvement pour les droits civiques, les États du Sud ont su mettre en œuvre tout un arsenal de subtilités légales et administratives, contraintes ou restrictions, visant à tenir la population afro-américaine à l’écart des urnes. En 1947 par exemple, dans douze États du Sud, à peine 12 % des gens de couleur ont déposé un bulletin dans une urne… Pas facile, dans ces conditions, d’exprimer ses opinions politiques ! Et quand bien même ce serait le cas, il ne faut pas trop compter sur l’industrie du disque pour nous transmettre ces témoignages historiques, tant que l’argument social ne devient pas source de profits, comme le remarque P. Guralnick : « C’est bien dommage que Vocalion, la seule compagnie à parcourir régulièrement tout l’arrière-pays du Sud, n’enregistre ni des chants de travail, ni des chants protestataires d’artistes noirs » 1.
Heureusement, en 1952, la Highlander Folk School s’est chargée de compiler ces chants sociaux et/ou syndicaux dont certains ont été interprétés par le Nashville Quartet 2. S'exprimer ouvertement n’était donc pas sans danger et c’est un paramètre déterminant à garder à l’esprit lorsqu’on s’arrête sur le contenu des textes et qu’on les restitue dans leur contexte. On sait par ailleurs que les blues-we-men ont su développer la portée de leurs chansons en chargeant leurs textes de double sens, artifice leur permettant de s’adapter au contexte répressif de l’époque et parvenir ainsi à exprimer malgré tout leurs colères ou indignations. Alan Lomax rapporte que le patronyme « M. Charley » est devenu un nom générique pour parler de n’importe quel patron ou que, comme l’a montré Robert Springer 3, derrière les métaphoriques reproches adressés en apparence à l’être aimé, se dissimule souvent la dénonciation des rouages d’un système social oppresseur. On se rappelle ces propos de Big Bill Broonzy : « Mes paroles parlent de babies, parce que c’est plaisant. Mais les vrais blues sont des chants de protestation à mots déguisés. » 4 Car en effet, « que sont-ils ces chants ? », interroge W.E.B. Du Bois 5 : « Que sont-ils ces chants ? Que veulent-ils dire ? Je ne suis guère expert en musique et connais mieux les hommes […]. C’est la musique d’un peuple malheureux, des enfants de la déception. Ils nous parlent de mort et de souffrance, et le désir inexprimé d’un monde plus vrai point ici et là au cours des vagabondages hésitants par des chemins inaperçus ».
Max Roach 5 développe cette idée : « Cela a toujours été une tradition pour les artistes afro-américains d’exprimer leur point de vue et leur revendications humaines, sociales et politiques dans leurs œuvres musicales et poétiques, par exemple Huddie Ledbetter, Bessie Smith et Duke Ellington, pour n’en citer que quelques-uns. Les spirituals et la musique populaire afro-américaine, tout reflète ce fait sans le moindre doute. C’est pourquoi la volonté d’utiliser nos efforts artistiques comme tremplin pour exprimer nos revendications humaines, sociales et politiques est très naturelle. »
Ainsi, plusieurs auteurs insistent sur une expression politique essentielle à la musique afro-américaine, mais le plus souvent tue ou cachée et Mark A. Humphrey 6 nous donne encore une précision concernant la différence entre la musique de Dieu et celle du Diable : « Ce ne sont pas les bouges et les bordels qui servaient de tribune de discussions et de critiques des puissants, mais bien plutôt les offices religieux, ce qui expliquerait pourquoi c’est effectivement l’église qui a mené le Mouvement pour les droits civiques. »
Lil Son Jackson, de son côté, livre une définition intéressante du blues : « Je crois que le blues est plus ou moins un sentiment qui vous vient quand vous pensez que quelque chose est injuste ou que quelqu’un vous a fait du tort, ou à propos de quelque chose d’injuste que quelqu’un a fait aux vôtres ou quelque chose comme ça, et que la seule façon dont vous puissiez en parler, c’est à travers une chanson, et c’est ça le blues… », ainsi que Leroy Jones d’après Benoît Chanal : « Pour Leroy Jones la musique afro-américaine, celle du moins qui est restée culturellement dans son essence rattachée au blues, n’a pas besoin d’exprimer par le texte une révolte contre l’oppression. Elle est l’expression même de cette révolte. » On peut encore se remémorer ces propos de Joe Louis Walker 7 : « Le blues est déjà un message en soi. Il est social, il est politique. Il vient d’une souffrance même si elle est dépassée et, même lorsqu’il est festif, il y a quand même une difficulté à surmonter. » Ou encore ceux d’Adolphus Bell 8 : « Le blues ne mourra jamais tant qu’il y aura des gens qui ont faim, qui n’ont pas de toit… »
Mais lançons-nous plutôt dans une exploration des productions qui sont parvenues jusqu’à nous et qui offrent bien des surprises ! À commencer par celle que nous réserve W.C. Handy, qu’on peut considérer comme le théoricien officiel du blues puisqu’il est le premier à l’avoir transcrit sur portées musicales. Il écrit son second blues M. Crump sur une commande d’Edward H. Crump, candidat en 1909 à la mairie de Memphis. Il retravaille par la suite la mélodie et change le titre pour créer : Memphis Blues. Franck Stroke, de son côté, forgeron de son état, détourne la chanson et chante, M. Crump, Don’t Like it, dénonçant les réformes politiques du nouveau maire de Memphis, E.H.Crump, visant à fermer les lieux de plaisirs. Cette même mélodie avait donc servi à faire élire l’homme qui devait par la suite imposer le couvre-feu aux salles de spectacles et cabarets de Memphis… Mais ce n’est, hélas ! ni la première ni la dernière fois qu’un bulletin se retourne contre son électeur ! W.C. Handy n’est pas le seul à composer pour un candidat électoral ou une formation politique : John Lee Hooker chante Democrat Man dans les années soixante alors que Bobo Jenkins entonne en 1954 à Chicago Democrat Blues où il exprime clairement son mécontentement envers la victoire de Dwight Eisenhower et le retour des républicains à la Maison blanche qu’ils avaient quittée vingt ans auparavant. Eddie Kirkland reprend le titre de cette chanson pour baptiser son album de 2008 Democrat Blues.
D’autres artistes préfèrent apostropher directement les présidents dans leurs chansons.
En 1991, dans un album intitulé Stormy Desert Blues, Cooper Terry compose un White House Blues où il interpelle le président George W. Bush, et Gaye Adegbalola épingle son fils en 2008, dans Deja Vu Blues. Plus près de nous, Guitar Shorty dans Please M. President s’adresse au président, cette fois Obama. Mem Shannon dans Wrong People in Charge et Joe Louis Walker avec la chanson Preacher and the President dans l’album du même nom fustigent les politiciens qui s’engraissent sur le dos des électeurs. Doug MacLeod nous livre aussi son opinion dans Dubb’s Talkin' Politician Blues.
Plus nombreux sont les artistes qui rendent hommage à leur façon aux présidents défunts, en particulier avec ce titre Dead Presidents enregistré pour la première fois sous les doigts de Little Walter Jacobs. Notons que l’expression « Dead presidents » est aussi une façon de parler de l’argent en général à cause de l’effigie des présidents frappée sur les pièces de monnaie…
De tous les blues en l’honneur d’un homme d’État, c’est sans doute Roosevelt et Kennedy qui ont suscité la plus grande inspiration. Quand Delano Roosevelt devient président des États-Unis, des centaines de Noirs américains, traditionnellement républicains, désertent le parti d’Abraham Lincoln (qui, dans la mémoire collective, reste le symbole de l’homme ayant libéré les esclaves) et votent pour les démocrates. En introduisant un nouveau style de gouvernement, par exemple ses interventions régulières à la radio, donnant ainsi l’impression d’être plus proche et à l’écoute de ses administrés, mais aussi par le « cabinet noir » dont il savait recueillir les conseils avisés 9. Roosevelt était devenu très populaire dans la communauté noire comme en témoignent quelques chansons telles que Tell Me Why You Like Roosevelt ? d’Otis Jackson ou His Spirit Lives On de Big Joe Williams et President Blues de Jack Kelly qui lui rend hommage en 1933 pour les bienfaits rendus à la communauté noire 10. À propos de sa politique sociale, de nombreux titres évoquent les mesures prises par son gouvernement au cours de ses trois mandats successifs, pendant lesquels son administration va lancer un programme de « nouvelle répartition » appelé « new deal ». Il va se composer à la fois d’aides et de subventions sociales et de gigantesques chantiers pour développer l’infrastructure du pays (routes, barrages, logements sociaux, écoles, hôpitaux, etc.), absorbant ainsi une bonne partie de la main-d’œuvre au chômage. Cependant, la discrimination raciale est encore à l’œuvre dans la distribution des aides du gouvernement. Entre les propriétaires blancs qui détournent allègrement les subventions agricoles à leur avantage, les fonctionnaires racistes qui octroient aux ayants droit de couleur des allocations inférieures à celles versées aux Blancs démunis, et les syndicats qui s’opposaient à l’embauche des ouvriers non-blancs 11, les auteurs saluent effectivement ces mesures sociales mais avec parfois un humour caustique, voire désabusé. Ainsi Josh White, Sampson Pittman et Calvin Frazier, entre autres, livrent leur interprétation personnelle de Welfare Blues, tandis que le pianiste Speckled Red s’insurge dans sa version contre les discriminations dans la distribution des aides de l’État.

Pascal


(La suite au prochain numéro)








1. Comment ne pas penser à Léo Ferré pour qui « les plus beaux chants sont les chants de revendication ! » (Préface – Léo Ferré – éditions La Mémoire et la Mer – 1969) ? On peut même aller plus loin avec lui lorsqu’il écrit : « Le jour où nous aurons nos tripes à l’américaine, nous leur ferons des enfants de là-bas… Avec la musique des esclaves ! » (Livret « Poètes, vos papiers ! » – Amour Anarchie – 1970) !
2. Dans Melody Maker, juillet 1937 in « à la recherche de Robert Johnson », P. Guralnick, Castormusic, 2008, page 16.
3. Monique Pouget dans Blues Magazine n° 1.
4. Dans The Souls of Black Folk (1903).
5. Dans le n° 114 de Jazz Magazine (janvier 1965).
6. Nothing but the blues, page 124.
7. Rapportés dans le n° 12 de X-road.
8. Dans Crops Blues Mag n° 3 (janvier-février 2010).
9. Il nomme par exemple Mary Mc Leod Bethune (présidente du Conseil national des femmes noires) à l’Administration nationale de la jeunesse où elle entreprend un vaste programme d’alphabétisation et encourage de nombreux étudiants noirs à poursuivre leurs études par l’octroi de bourses d’état.
10. En 1935, 65 à 80 % des familles de couleur vivant dans les états du Sud contre la moitié de celles installées dans le nord du pays ont reçu des aides de l’état.
11. Excepté les Industrial Workers of the World (IWW) qui syndiquaient les travailleurs sans considérations « raciales » ou sexuelles (Ndlr).