Paris à Nice à pied, c'est la lutte des sans-papiers

mis en ligne le 22 septembre 2011
Le samedi 1er mai 2010, à la suite d’une décision prise en assemblée générale tenue au ministère de la Régularisation de tous les sans-papiers, bâtiment de la CPAM, rue Baudelique dans le XVIIIe parisien, occupé depuis juillet 2009, une centaine de sans-papiers, accompagnés de soutiens solidaires, entreprend une marche depuis Paris avec Nice pour cible. Trente et un jours prévus pour, non pas barboter dans la mer des golfes clairs, mais pour se manifester publiquement, faire entendre l’indignité qui leur est faite, tant à la France traversée qu’au sommet qui réunit sur la Côte d’Azur chefs d’États africains et dirigeants français, manifestation traditionnelle et commémorative de la FrançAfrique. La mer des reflets d’argent.
Métie Navajo, devenue rapidement Méthyka pour ces occasionnels chemineaux, est « soutien » et elle les accompagne pendant la quasi-intégralité du parcours. Elle a décidé d’écrire comme on tient un journal de bord – « écris donc, que restera-t-il sinon de nous, de ce que nous faisons ? » – mais aussi parce que, à travers l’écriture, elle continue, approfondit, exalte cette expérience où l’effusion humaine, les épreuves presque initiatiques, la découverte de l’intensité d’une force construite sur la volonté partagée d’obtenir justice peu à peu effacent les différences culturelles, psychologiques propres à chacun des marcheurs. « Une urgence d’écrire me tourne la tête en marchant sur le bitume, le long de la forêt, sous le ciel qui pour nous retient ses larmes. » Et, alors qu’elle a dû rejoindre Paris avant de reprendre la marche à Lyon : « J’écris, je suis avec eux ».
Cette « geste » se lit comme un récit de voyage tout à la fois moderne et militant mais où une sorte de veine romantique affleure constamment. « Dans un ouvrage du genre de cet Itinéraire, j’ai dû souvent passer des réflexions les plus graves aux récits les plus familiers… mon style a suivi nécessairement le mouvement de ma pensée et de ma fortune »*. Chateaubriand met en garde le lecteur sur la diversité des domaines évoqués dans le récit et, en conséquence, sur « l’ennui » partiel qui peut en dériver. Cette difficulté signalée sur la pluralité du discours devient dans la chronique de Métie N. source fondamentale de plaisir de la lecture. Car sa démarche abolit le discours strictement militant, explore les dimensions culturelle, sociale, ethnologique et psychologique qui se confrontent au sein d’une collectivité multiple « de vivants », elle-même constituée de « collectifs », Africains, « surtout très noirs », Turcs et Kurdes, maghrébins, « un Chinois unique », « deux belles dames d’Algérie », etc. La richesse et la diversité des observations sur la construction progressive d’une vie en commun le temps d’une longue marche, sur les réactions de cette France confrontée au passage de l’inconcevable ou presque, qui danse, chante, tient des analyses critiques et des discours véhéments clairement formulés contre le système et les responsables politiques (Hortefeux, Besson et bien sûr Sarkozy le Petit et la nature même du système économique) tiennent le lecteur en haleine à la façon d’un roman d’aventures vraies. On y trouve l’hostilité manifeste rencontrée au cours de certaines haltes ou encore l’indifférence gênée, mais aussi la solidarité d’organisations et d’élus. Métie N. parle autant de la rugosité manifestée parfois par les marcheurs que de la naissance de véritables échanges qui transcendent les différences, de la difficulté à être femme dans ce cortège mais aussi de la considération dont elles sont l’objet, de la conscience de la nécessité d’adopter une sorte de « règlement » collectif pour éviter de donner prise à la critique des détracteurs, mais aussi pour éviter les traquenards.
Ce récit qui fuit le cliché propagandistique mais revient presque anaphoriquement sur la nature de la lutte des sans-papiers, écrit à la première personne dans une langue à coloration souvent lyrique ou poétique, témoigne de la progressive compréhension de la confrontation quotidienne avec l’altérité – « je ne connais pas grand chose de l’histoire de la lutte… J’apprends en marchant » – Simultanément, la dimension humaine des « marcheurs » gagne en densité et apparaissent « les énormes serpents du Sénégal », « le cri des loups » en Algérie, tout près de la Kabylie, le Monsieur de Haïti ou encore le boulanger de pizzas turc. Et les chants, les banderoles, la danse…
Métie N., sans regrets, dit avoir « sacrifié un genou à la cause des sans-papiers ». Osons l’adaptation « humoristique » : cette passionnée et passionnante chronique valait bien un genou.

Silfax

*. F.R. De Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, 1811.