éditorial du n°336

mis en ligne le 13 décembre 1979
En Iran, la semaine qui vient de s’écouler a été instructive, et les étudiants qui enserrent l’ambassade américaine pourraient reprendre, à juste titre, le slogan de leurs collègues parisiens : « Élections, piège à cons ! » La moitié de la population a refusé de se rendre aux urnes pour déifier l’ayatollah Khomeiny. Cet échec, comme c’était à prévoir, en désacralisant l’imam, a ouvert la voie à la lutte pour le pouvoir ! Lutte pour le pouvoir qui se greffe sur des aspirations profondes qui sont le refus d’une république coranique, théocratique, dominée par un seul homme, et plus encore, sur l’aspiration au fédéralisme politique de cette macédoine de peuples qui refusent d’être dominés par une seule interprétation du culte et par un seul nationalisme, le nationalisme persan ! Nous avons vu, venu du nord du pays, apparaître un nouvel ayatollah, un certain Chariatmadari ! D’autres apparaîtront, puis disparaîtront au hasard des fluctuations politiques, démontrant qu’en Orient comme en Occident, tous cléricalismes masquent sous les versets de la foi des aspirations en faveur d’une caste.
Khomeiny a senti le danger que représentait l’appétit pour le pouvoir de tous ces personnages « pieux », et il a rameuté ses troupes en les faisant grimper sur les toits. En attendant, bien sûr, de faire faire les pieds au mur à tous ces abrutis qui, comme les grenouilles, cherchent un roi. La seconde phase de cette « révolution » iranienne vient de débuter. En s’engageant dans la politicaillerie, les mollahs ont pris le chemin qui les conduira immanquablement à Thermidor, après, naturellement, un massacre de foule. Il est vrai que ces « saints » personnages pourraient reprendre la formule qui fit fortune chez nous, pendant le Moyen Age : « Tuez-les, tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! » Mais, en dehors de ce processus qui n’a même pas l’originalité d’être nouveau et qui remonte à la nuit des temps, un problème se pose, celui des étudiants qui entourent l’ambassade américaine ! Coalition ou cohue se mêle dans un gauchisme turbulent, cimenté par la foi, c’est ce gauchisme-là qui doit attirer notre attention.
À propos de cette prise d’otages, on a parlé d’une initiative des étudiants. Disons plutôt que cette action qui pouvait se réclamer de « l’esprit étudiant », qui s’est manifestée, depuis une dizaine d’années en Occident, et qui fut peut-être animée par des étudiants, a servi d’abcès de fixation à de multiples groupes politiques de gauche ou gauchistes, qui ont trouvé, à travers ce combat « exemplaire », les possibilités de se manifester, sans risquer les foudres du syndicat des mollahs, dominé par Khomeiny. Dans quelle mesure ces « étudiants » participent-ils au grand dévoiement mystique auquel nous assistons ? C’est difficile à dire, mais ce qui est incontestable, c’est que leur mépris du pouvoir, leur refus d’obtempérer aux ordres des ministres, prennent leurs sources autre part que dans les versets du Coran, et débordent largement cette foi de charbonnier qui conduit les foules aux pitreries que leur imposent les ayatollahs. Dans la situation particulière où se trouve le pays, que ceux qui tirent les ficelles de ce groupe d’ « étudiants », aient cru devoir s’abriter derrière Khomeiny pour mener une politique gauchiste, voilà qui n’a rien d’original. Sans structure idéologique, entièrement axé sur « l’action », le gauchisme, partout où il s’est manifesté, s’est camouflé sous des étiquettes « rassurantes ». Gauchisme marxiste ici, gauchisme religieux là, gauchisme nationaliste autre part, le gauchisme s’est servi de tous les masques à sa disposition, y compris le masque anarchiste, pour se manifester, uniquement préoccupé des situations à exploiter. Un peu partout, l’illusion s’est rapidement dissipée et les formations dont ces gauchistes se réclamaient, d’abord flattées de voir cette jeunesse turbulente se rallier à leur idéologie, ont réagi violemment. Il se pourrait bien qu’il en soit ainsi en Iran et que l’ayatollah Khomeiny, échaudé par son échec électoral, renvoie tous ces jeunes gens dans leur faculté… un peu brutalement au besoin.
Il semble que le but des « étudiants », et ce qui explique leur politique, c’est le procès des otages. Une fois de plus, leur légèreté et leur manque de réflexions annuleront tous leurs efforts. Le procès du personnel de l’ambassade, au lieu de déstabiliser le pays et de déstabiliser le monde occidental, ce qui est visiblement le but de leurs efforts resserrera les liens entre les pays menacés dans leur énergie et les pays du Tiers-Monde, à l’économie précaire, et qui dépendent des pays occidentaux ; et, après une phase tumultueuse, resserrera également les liens entre les politiciens iraniens. Pourtant, ces « étudiants » qui se sont emparés des archives de l’ambassade, avaient une autre carte à jouer. C’était le procès, non des hommes, mais celui de l’Amérique impérialiste, et ils pouvaient le faire à partir de documents irréfutables ! Ils le feront, nous direz-vous ? Certainement ! Mais s’ils font en même temps le procès du personnel, qu’ils condamnent et qu’ils exécutent des hommes, et le retentissement humanitaire sera tel que le procès, justifié celui-là, de l’impérialisme américain passera inaperçu, et une fois de plus, on verra le gauchisme, quelle que soit sa nature, se laisser conduire par un paroxysme désagrégateur de ses propres valeurs.
Naturellement, on peut regretter cette politique qui laisse le champ libre aux politiciens bavards de l’Orient et à ce cléricalisme fanatique qui a envahi les cerveaux fêlés de ces ayatollahs barbus. Mais ce qui encore plus regrettable, c’est que les « astuces cousues de fil blanc » des « étudiants » remettront en selle un des dogmes les plus néfastes de ceux qui, depuis les origines, obscurcissent le cerveau des hommes. En Iran, les ayatollahs, à la recherche du pouvoir, ne reculeront devant aucun des moyens propres aux politiciens pour assouvir leurs passions, et les « étudiants » seront l’os à jeter à la foule, lorsque celle-ci, fatiguée et essoufflée, réclamera la « pause » ! Disons, si ça peut les consoler que les « étudiants » seront alors dans le « vent de l’Histoire » qu’un autre barbu leur a enseignée et qui consiste à conduire sur le cadavre des miséreux les sociétés qui, sous une autre forme, continuent d’opprimer les hommes. S’ils veulent échapper à tous les « fatalismes » religieux ou laïques que les barbus en tout genre leur promettent, il serait bon que les révolutionnaires, en Iran, « étudiants » ou pas, retrouvent rapidement leur second souffle.