La Pose, la Lèche, la Débâcle et le principe Bêtise : France 2011, Prurit élections 2012

mis en ligne le 7 juillet 2011
Voici comment, à l’aube du XXe siècle (hier), un poète imagine, anticipe la manière dont il serait judicieux de se figurer ce que peuvent être, un siècle plus tard – c’est-à-dire aujourd’hui même, en la France 2011 qu’obnubile et que gratouille un électoral « prurit anal 1 » – les pouvoirs politiques et culturels (les médiatiques inclus, élevés à la puissance suprême – « puissance Dingue ») : « Nul aujourd’hui, nul homme vivant ne nie… nul ne songe même plus à dissimuler qu’il y a un désordre […], un réel désordre d’impuissance et de stérilité ; nul ne nie plus ce désordre, le désarroi des esprits et des cœurs, la détresse qui vient, le désastre menaçant. Une débâcle » (Péguy, « À nos amis, à nos abonnés », 1909, Œuvres en prose complètes, Gallimard, t. II, p. 1273).
Ajoutons-y cet apophtegme capital pour notre temps : « Je hais la POSE comme un VICE et la LÈCHE comme une ORDURE. »HS42Dadoun
Il est difficile d’imaginer propos plus précis et plus (im)pertinent que, prise mot pour mot, cette citation de Péguy, datant de plus d’un siècle, pour caractériser le pouvoir actuel, et la société en son ensemble, toutes branches confondues (la confusion des genres, sur laquelle il insista tant, bat aujourd’hui son plein). Avec les termes inscrits ici en capitales : POSE, VICE, LÈCHE, ORDURE, quatuor dur au mufle pestilentiel, on a à peu près couvert l’essentiel de l’économie libidinale qui régit les sphères de pouvoir – économique, politique, médiatique et culturelle – et les comportements individuels qui s’y inscrivent, les révèlent et les expriment.

Quatuor dur
En premier lieu s’expose et s’impose la POSE. L’économie médiatique, télévisuelle au premier chef, exige, impérativement, des prises de POSE – et non plus ces fadasses et ressassées prises de position et convictions qui font défiler interminablement notabilités notoriétés et autres entités ou qualités nageant en eaux troubles ou illuminées des spotiques éclairages et dont il est avéré qu’elles ne sont que frime et verbiage. POSE, dit Péguy, prendre la POSE 2 : c’est-à-dire adopter et afficher une « allure », un « genre », une « prestance », un look (petit gros mot, loquet servant à verrouiller une silhouette, pitoyable mode – mais, pour l’image qu’il donne, il est vraiment, comme lui-même l’articule en hoquet : « ok »), d’une forme ou figure (Gestalt) qui correspond à ce que le psychanalyste Winnicott appelle « le faux self », le « faux Soi ». La « personne humaine » habillée télé n’est même plus une « personnalité », la « personnalité » n’est même plus un « personnage », le « personnage » même n’est qu’à peine une « persona », c’est-à-dire un masque de théâtre à fonction de « porte-voix » (per sona), formaté, souriant, avenant, sympa, propret, chicos, séducteur, correct, compassionnel, bouche bordée de « convictions » et de « valeurs » (« cul bordé de nouilles » – traduirait peut-être le philosophe Giovanni Invitto dans sa revue de Lecce segni e comprensione), bien écoutant, bien causant, bien sexy et bien gentiment râlant d’« indignation » (de cette « indignation » que l’on voit ces temps-ci, déstockée, hoquetant en clinquantes castagnettes médiatiques, appliquée au look loquace d’un ex-ambassadeur, exhaler de nauséeux relents, émotion polluée recyclée pour démagogie humanitaire gnangnan, pelotant les consensus populistes et les éloges de quelques hardies « élites » intellocratiques – des « ex » ayant retourné leurs vestes au gré des pouvoirs – qui s’exaltent et s’exnobelisent [extorquer le Nobel pour un si maigrelet libelle !], tandis que la surdite « indignation » déboule sur le marché éditorial et journalistique en POSES surrémunératrices).
Le VICE désignerait les modalités dégradées désormais généralisées et prédominantes de rapports humains exercés, comme ils disent, « sans états d’âme » (l’État n’aurait donc plus d’âme ?). Matez donc sur toutes chaînes télé toutes ces têtes d’accrocs à la « visibilité » s’escrimant à visser dévisser cocassement leur libido. Ladite libido y fait ses gammes – et c’est assourdissants grincements. Sado-masochisme : plus riche et plus puissant que moi tu meurs – et la mort livre ses moissons de suicides, meurtres, pathologies, folies (vous avez dit « suicides » ? mais c’est là une question de « mode », décréta – sans nul état d’âme – du haut de ses stock-options le patron de France Télécom, qui ne se résigna à prendre la porte qu’en prenant du même coup, au passage, à flux ininterrompus, quelques millions d’euros – ça fait combien, par suicidé ?). Narcissisme : plus « beau », plus « visible », plus « en vue » que moi-je tu meurs – et la mort, sous couvert de mutisme (car on ferme sa gueule) et d’aveuglement (car on n’a rien vu), se charge d’envoyer à la trappe, ni vus ni connus, les « in-visibles », les « non-vus », ceux qui ne se sont pas « fait un nom », comme dirait le quinzenier nadeau. Paranoïa : tapieusement dit, mandibules au carré et acolyte clin d’œil « surmalin », cela donne : « qui qu’est plus fort que moi ici, hein dites ? ». Perversités polymorphes : traitement, exploitation et avilissement de la sexualité, du travail, des communications et relations, jouant autant sur le tableau des solidarités mafieuses que sur celui des mortifères exclusions et mises au ban.
La LÈCHE, elle, grimpant vite fait l’échelle de Richter des salivations et bavasseries, s’en met plein la langue, universel lubrifiant dégoulinant (à l’envers !) à tous les échelons de toutes les hiérarchies qui se retrouvent partout barbotant en terrain propice – c’est vraiment dingue, c’est pas croyable, c’est pas possible : plus flagorneur que moi tu meurs – et la mort poursuit en son silencieux crachotement ses abattages. Aussi, clamons-le ici haut et fort : merci, grand merci à cette fantastique evidence (sens riche du mot anglais signifiant : signes, preuves, témoignages, « visibilité ») que nous offre, à en perdre la boule, la télé, qui rabat notre écoute et nos regards sur l’essentiel : s’ils, les m’as-tu vu lécheurs et pourlécheurs, se retrouvent tous droits obliques courbes ou torses dans leurs bottes ou leurs gants, cravatés ou chemisés bellâtres, ce n’est que pour mieux s’offrir s’adonner au geste cirageur universel du lustrage. Et « plans de carrières », goulûment affichés ou sournoisement rampants, de gagner en brillance et en vernis.
L’ORDURE, enfin, est le mot qui vient irrésistiblement aux lèvres modalité libidinale, matérielle et globale, qui fait que le corps social se complaît dans une espèce de « social-sodomie 3 » contagieuse, une montée en puissance de la libido anale (rétention et sado-masochisme d’un côté, incontinences organiques et intempérances verbales de l’autre et en parallèles) traitée retraitée recyclée reversée en ses diverses productions, aussi bien le bas de gamme (people) que le haut de gamme (têtes à gotha) – il y en a pour tous les goûts (Marcel Duchamp avait proposé ce rebus : « tous les égouts sont dans la nature »). L’Argent, étron sublime, impavidement « trône » – trône ! Aux côtés des dérives compensatoires ouvertes à tous – sports, voyages, voyeurismes, agressivités –, les sublimations fleurissent, plus enivrantes que les « Cent fleurs » mortuaires de Mao le tueur : pouvoir, religion, philosophie, idéologie, art, écritures, c’est messes en tous sens et tous lieux, sur la terre comme au ciel, à tout bon dieu miséricorde va, les idoles et leurs prophètes se bousculent se chevauchent au portillon de la Bêtise, faisant alterner voix de châtrés homélitiques, râlements hystériques, intonations putassières, moulins à prière, éructations fanatiques, scribes onaniques et universitaires à l’honoris causant.

Sales coup de « dé- »
Le sens fort du propos péguyen poussé au noir aiguise son tranchant à faire passer et repasser sur la meule du « je hais » le préfixe « dé » dans tous les mots ici soulignés, et qui nous entraînent et nous plongent dans le sinistre processus actuel de dé-création, de dé-molition (casse tous azimuts : école, hôpital, travail, liberté, solidarité, relation, droits, désir, santé, jouissance – « culture du résultat » des gouvernances mortifères : elles réussissent à infliger et entretenir dans la vie de chacun une exécration quotidienne) – processus exacerbé par les frénésies médiatiques, et qui crève les yeux, et qui frappe sans relâche en notre chair et en notre âme : Dé-sordre, Dé-sarroi, Dé-tresse, Dé-sastre, et enfin Dé-bâcle (les philosophes au parfum exciperaient volontiers de la « dé-construction » derridantesque – mais le mot se porte de plus en plus pâle, et demeure à la traîne des bâclages politiques et culturels). Ces sales coups de « dé- », dé-taillés au coutelas par le fondateur des Cahiers de la quinzaine (entreprise « communiste », affirmait-il – signifiant par là « communisme anarchiste » tel qu’il en fit la magistrale analyse dans ses trois mémorables leçons sur « l’anarchisme politique » en 1904, publiées par Jacques Viard dans Les Œuvres posthumes de Charles Péguy, 1969), ces coups-là, ils sont partout et sur tous et sur tout un chacun aujourd’hui portés et assénés, tandis qu’autoritaires et dominants, emportés dans leur morgue de classe et leur furie de casse, ramènent sans le moindre scrupule (vous dites ?) leur face de tueurs « sans états d’âme » aussi bien dans les plus minables affaires de harcèlement et d’exclusion que dans les escroqueries les plus cyniques et les postures les plus souveraineuses (il faut voir comment les machineries judiciaires à la fois aux ordres et aux abois, détournant abus et délits dont elles accablent les pauvres, les faibles et les malades, distribuent à bras vite raccourcis aux plus possédants les plus effarants « non-lieux » – c’est le règne oxymorique du « circulez, vous voyez bien qu’il n’y a rien à voir ni à entendre »).
Les diagnostics et pronostics de commentateurs, spécialistes, experts, consultants et autres conseilleurs « censés savoir » – qui donnent pour et perçoivent en argent comptant leurs observations et interprétations foireuses de bateleurs – tiennent pour qualité négligeable et « blagues » rigolotes les séries symptomatiques de manifestations convergentes (bévues, bavures, lapsus, mots déplacés, expressions outrancières, manières de parler, de se tenir et retenir, de se lâcher et relâcher, provocations, etc.) qui donnent leur tonalité vomitive et leurs couleurs glauques, leur « style » propre, si l’on peut dire, aux actuels barbotages dans le « désastre », le « désarroi » et la « débâcle ». (Rarement baratineurs, barboteurs, barbeaux et barbouzes en tous genres auront autant proliféré, de sorte que, pour ne citer que le plus puant exemple, nul aujourd’hui ne peut ignorer les envapantes et fofolles fragrances de l’« affaire Oréal » qu’auréolent les milliards irriguant toujours divers voies et réseaux de détournement et s’engouffrant dans tant de poches et de comptes wide open and shut.)
Il nous faut donc, sans coup férir (le latin peut opportunément ici s’immiscer, en nous susurrant les mots fera, « bête sauvage », ferus, « animal »), invoquer la chose nommée Bêtise. Nous y invite, dans la continuité de la précédente, une courte citation de ce même Péguy évoquant le « monde moderne » – le nôtre, celui d’aujourd’hui même, jouerait-il à se « postérieuriser », se « positionner » et « postillonner » en cette ringardise dite « postmoderne » : « Un monde de barbares, de brutes et de mufles, plus qu’une pambéotie… une panmuflerie sans limite […], un monde, non seulement qui fait des blagues, mais qui ne fait que des blagues, et qui fait toutes les blagues, qui fait blague de tout » (Deuxième élégie XXX, 1908, texte posthume). Le poète flingue frontalement sa cible dans une formule coup de poing : « cette abhorreur, cet abîme de barbarie et de lassitude, de corruption publique et politique » – « corruption publique et politique », on ne saurait mieux dire, c’est tout dire, y compris y inscrire en zèle et connivence les corruptions culturelles, intellectuelles et médiatiques, que « nul aujourd’hui… ne nie », que nul ne peut plus décemment (vous dites ?) nier. Les mots mêmes, « barbares », « brutes », « pambéotie », « blagues », tambourinent par dedans notre caboche leur balbutiement, leur bégaiement de « b », bélier d’abêtissement, qui fait remonter et affleurer ce fond secret, cette puissance refoulée, cette ligne de force et de forcing irrésistible omniprésente qu’est la Bêtise – la chose du monde la mieux partagée.

Du sceau de la bête immonde
Par Bêtise, avec son initiale grand « B » bedonnant et bêtifiant en capitale (cette lettre capitale signifiant pour nous, comme dans les traités anciens de zoologie, le nom de l’Animal, mais aussi, comme en morale actuelle, le « Capital » d’animalité, de bestialité dans l’homme), on vise ici quelque chose de plus profond que les « bêtises » courantes, aux illustrations multiples, allant des scolaires et financières aux sexuelles – qui sont, pourrait-on dire, bêtises d’apprentissage (l’école, le gain, le sexe, la relation), qui ne s’opposent pas vraiment au savoir et à la raison et appelleraient plutôt l’indulgence ou la sympathie dues aux « enfantillages ». Notre Bêtise à nous (sic) se tient au plus près, au plus juste de sa racine étymologique : la Bête, la bestialité – en même temps qu’elle demeure collée, soudée à son irréductible adversaire, la Raison, sur laquelle elle pèse de toutes ses pesanteurs, tire de toutes ses racines, agit comme frein et barrage, mais aussi comme excitateur, cri des profondeurs, déployant la frontière, le film, l’écran où se jouxtent et se jouent dans l’âme humaine animalité et humanité (qui ont tant de choses en commun : structures moléculaires, chromosomes, corps, instincts, gestuelles, émotions, survie, etc.), qui demeurent comme pacsées en une originaire, féconde et redoutable copulation. (Propos de Brecht observateur de la « Bestialité » nazie : « Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde. »)
Enfin, et puisqu’il faut toujours en revenir à Pascal, le passionné géomètre fauconnier de la structure humaine, libérons de son inoxydable cage son impérial aigle apophtegme, honoré de tous : « Qui veut faire l’ange fait la bête. » Qui force trop et trop vite en direction de l’humanité, surtout celle qui, pieuse, religieuse, tout en se faisant rêveuse d’ange, traîne en son sillage l’ancêtre animal, et le pire : l’animal dé-naturé, dés-équilibré, dé-routé, la bête affolée cannibalisée abêtie d’humanité (ces animaux que le Dr. Moreau de Wells, dans l’île d’épouvante où règne le surhomme Charles Laughton, charcute pour les rendre plus « humains »). À bête abêtie d’humanité (telle que l’homme la perçoit et la traite) répond l’homme abêtie d’animalité – un Homo sapiens en qui persiste et signe l’empreinte originaire, le sceau de la bestialité. C’est quelque chose qui a été déjà, avec prolixité, relevé, déploré, dénoncé, condamné. Mais, la plupart du temps, pour fabriquer des « damnés », autant « de la terre » que du ciel : on s’en tient là à une perspective morale confuse, montant en épingle une violence dite « bestiale », où l’être humain se voit attribuer les férocités, impulsivités et instincts jugés spécifiques du monde animal.
Il faut tenter de passer outre, et d’essayer de traquer en ses obscurs retranchements (symétriques des plus obscènes épanchements), élaborés en culture, proprement humains, cette figure de la Bêtise, à laquelle se sont trouvés confrontés à peu près tous les créateurs (si l’on accepte de reconnaître que tout véritable créateur ne saurait être créateur que d’humanité, et de rien d’autre). Pour n’en citer qu’un, des plus célèbres, Flaubert a fait de la Bêtise son obsession anthropologique, en même temps, croyons-nous, qu’il la percevait intuitivement comme l’ombre menaçante et damnée de son écriture. C’est dire que, à la lumière même de la Bêtise (les lumières d’un principe Bêtise, pourquoi pas, au moins par ses reflets ou ses calques, mimétiques, puisqu’elle colle à la Raison ?), il nous faut aujourd’hui chercher à savoir à quoi correspondent, prises sur le vif, offertes comme rarement aux yeux de tous, les manifestations et expressions notoires et notables dont se gobergent les médias, qui se multiplient et font grand bruit et brouhaha, et – détournons ici le lexique ordinateur – nous (a)« buzzent » : lapsus (« fellation », « gode », « périnée », « foutre »), déplacements (croisières, « croisade », « terroirs », « embarquer », « quotas », « poisser », « chewing-gum » présidentiel en turquerie), manières de parler (intonations, accents, pédantisme, cuistrerie, muflerie, coupes, clichés, tics, mimiques, rythmes, attitudes, etc.), toutes jaculations, oraculations et gesticulations qui ont pour effets et causes, tous ces temps-ci, d’émoustiller et de « booster » toutes sortes de publications et émissions.

Quand la « bête à came » crache le morceau
Le contexte actuel de « désarroi-détresse-débâcle » signalé plus haut tend à favoriser les attitudes de « panmuflerie » et de « pambéotie » que suscite, nourrit, et fait fructifier ce que nous qualifions sommairement de principe Bêtise (mufle et béotie), définie avant tout comme puissance aussi active dans l’homme que les principes de plaisir et de réalité qui soutiennent toute la construction freudienne, ou, parmi d’autres, en plus sophistiqué et aléatoire (l’article ayant « bêtement » chuté), le principe Espérance d’un Ernst Bloch ou le principe Responsabilité d’un Hans Jonas. Élevée ainsi au rang de « principe », la Bêtise se révèle être un remarquable instrument d’observation et de perception de cet incroyable et affolant grouillement de signes et symptômes que nous offre, jusqu’au délire et jusqu’à la nausée, la télévision. Stupéfiante naïveté (« bêtise » ? Péguy dirait « sottise ») de ces politiciens, artistes, animateurs, médiaticiens (invités-invitateurs indécollables scotchés voltigeant sur toutes chaînes) qui, lèche en bouche, hargneux ou suaves, courent comme pris de panique après leur image pixelisée, et refusent (narcissique refoulement) de voir (eyes wide shut) à quel point, malgré fards, looks, robes et costumes, grâceries et séductilités (par quels autres mots décrire leurs finassières contorsions ?), la Betacam – vraie « bête à came », qui crache le morceau, qui nous renvoie leur « came » — est habile à extorquer, sous les apparences pelliculaires, toute la « camelote » politicienne, promotionnelle, idéologique, mystificatrice, décervelante, mortifère, que véhiculent ces « apparitions » de têtes, ces prestations-prestances de « personae » qui ne veulent plus, elles, canines entées en bec, lâcher le morceau, bouche pompant goulûment les flux de divin nectar de la télé, qui est tout ors (in Gold we trust, my God !) et tout images (faciès dupliqués à l’infini – dix vingt cent fois la même tête agitée kaléidoscopiquement pour un plan d’une fraction de seconde).
Porté par « l’esprit de révolte » (Kropotkine) qui souleva récemment la traditionnellement accueillante Tunisie, un manifestant, au hasard d’un micro passant sous son nez, prononça l’exact mot de ce début de « printemps 2011 », de ce désir éclatant d’un renaître : « marre de voir leurs gueules » – et « gueules » de s’abolir, bibelots en toc se déboulonnant soudain effrités pourriture (l’or, lui, puissance mondialitaire, perdurant pur et dur !). Jusqu’où devra monter, hic et nunc, ici et maintenant, semblable « marre », sur « nos » écrans à nous, magazines et murs, et surtout dedans nos têtes, pour que nos propres « gueules » à nous (« nos » stars et starlettes, vedettes, « valetaille » et veaux d’or, icônes et conards, bellâtres et furibards, nanas et nanards, grands et petits chefs et chiens de garde et tutti frutti), « se cassent » un peu – « dégagent » ?

Gratouille et graille électorales
Les ici dénommés « Ils », ou « leurs gueules », pour faire écho au « printemps arabe », ne sont certes – chaque jour en offre l’indécrottable illustration – pas prêts de « dégager ». Ils ou elles grouillent comme vers sur fleurs, fruits, racines et arborescences d’enracinés et branlants pouvoirs – médiatique, politique, économique, culturel – vautrés sur les malheurs, misères, détresses et désarrois de ceux, nommés « peuple », « pauvres », « petites gens », « chienlit », « manifestants », la dite « racaille » qu’ils exploitent et vampirisent avec une voracité et une férocité croissantes. « Ils s’obstinent, ces cannibales », donc, à masquer « l’abîme de barbarie et de lassitude » qu’ils ont eux-mêmes creusé, et qui suscite, au plus profond d’eux-mêmes, terreur et vertige – ventre de Bêtise 4. Vertigo d’une « débâcle » pourtant annoncée, il y a plus d’un siècle, et que leur Bêtise constitutionnelle transforme en Bête d’apocalypse, « s’emploie » à nier (« on travaille ! », s’exclament-ils en chœur au sortir de leurs « Conseils » de tous ordres, en se congratulant jalousement pour leurs surhonorants « emplois » – « hauts » emplois des « grands serviteurs de l’État », « hautes » positions des éminentes sphères économiques, « hautes » performances d’artistes et penseurs patentés, et partout surtout hauts revenus, ô vertige !).
Les deux citations exhumées plus haut servent ici de toile de fond séculaire, opaque et sacrément marouflée, afin que se détache, dans son relief et sa vilenie, le prurit, la gratouille électorale qui s’empare – délirants relais de têtes filant sur l’écran à la vitesse grand vide ou ralentis empâtés à effet clownesque – d’une société française déjà, en cet an 2011, tout oedémateuse d’absurdités. Parler, sur un ton pittoresque, de « cuisine électorale » serait attenter aux subtilités et savantes compositions de l’art culinaire. L’élection présidentielle et toutes celles qui lui font cortège, primaires, secondaires ou tertiaires, sociétaires, associatives, amicales, circulaires ou territoriales, relèvent, servies sur plateaux télé, de ce qui s’apparente à de la graille, espèce de fast food autoroutier ou saucisson-pinard populacier (obésité et assommoir) – graillons de « pathétique », d’imaginaire et de pensée même, tout juste bons à faire baver et bavasser un « people » de « citoyens » couvés en batteries médiatiques.
Qu’y faire ? Quelques regards attentifs jetés sur les enfilades de faces télévisuelles surbookées et jacassant toute denture déployée (nous résistons, pour éviter de leur « faire de la pub », à l’envie mauvaise de nommer ne serait-ce que quelques-unes de ces têtes familières, de ces « bêtes de télé » domestiques – tout observateur vigilant saura extraire dans ces déferlantes de faces ses facebooks personnels) suffiront peut-être, à qui veut vraiment savoir voir, non pas à s’enivrer des mirages et miracles d’opinions qu’on cherche à lui refiler (à chaque heure, pour chaque peur – un sauveur, un parleur), mais à tenter une reconstruction rationnelle de tout ce qu’il a vu et entendu, y incluant comme il se doit, ce qui importe tant : le non-vu et le non-entendu. S’esquisse ici, en toute humilité, la fragile et irrépressible défense dont nous disposons encore pour résister aux assauts sournois, hargneux et meurtriers du principe Bêtise.





1. Au cours d’une de ses leçons à l’hôpital Saint-Antoine, dans les années cinquante, le professeur Chabrol, éminent spécialiste des maladies du foie, avait évoqué « le prurit anal des intellectuels ».
2. Dans Catalogne libre, la première chose qui frappe George Orwell dans les comportements et manières libertaires de vivre (ensemble) qui caractérisent la population de Barcelone, c’est que « pose, thésaurisation, crainte du patron, etc., avaient absolument cessé d’exister » (p. 116).
3. Voir revue X-Alta, n° 4, avril 2001, « Social-sodomie ».
4. Dans L’Argent, suivi De l’argent (suite), Péguy note, parmi d’autres tracés fulminants, à propos d’un article de « monsieur Rudler » louant dithyrambiquement M. Lanson : « Dans cette lèche extraordinaire apparaît très nettement une secrète inquiétude… » (p. 87), et à propos des « emplois » de cette engeance universitaire-médiatique qu’il dénonce sous le nom de « parti intellectuel » : « On se demande[rait] quand ces hommes-là travaillent… » (p. 103). Que dirait-il des maîtres cumulards d’aujourd’hui, détenteurs insatiables de ces postes et positions que l’on qualifie vulgairement de « casquettes » (enseignement, télé, radio, journaux, édition, consultants, écrivants, voyageants, dînants, politiquants, comitants, conseillants, etc.), et que l’on coifferait plus adéquatement, ridicule en prime, de ces couvre-chefs aux noms si éloquents, tels que hauts-de-forme ou huit-reflets ? On n’imagine pas à quel point, par ailleurs, l’apophtegme sans cesse cité et proclamé ou réclamé de Pascal, « Qui veut faire l’ange fait la bête », est terrible, et chargé d’épouvante. « Qui veut faire l’ange » « fait signe », comme on dit, ostensiblement vers le religieux, que l’on sait tout froufroutant d’anges et angelots, de putti ruisselant d’angélisme (« Aimez-vous les uns les autres », et autres palpitantes ailes). Mais si l’on répercute dans sa plus flagrante signification la sentence de Pascal, le voici du coup, ce religieux, cet « ange », brutalement poussé et repoussé tout contre la « bête », tout contre cette même animalité que la foi s’acharne à récuser et refouler (Satan, la Bête par excellence). Pareil rapprochement, pareille contiguïté ne laisse pas de suggérer des équivalences et interpénétrations aussi troublantes que celles-ci : le religieux serait la substance et le terrain d’élection du principe Bêtise ; le principe Bêtise agirait comme le socle, le nerf et la nourriture du religieux. On comprend dès lors pourquoi le religieux, quelles que soient les acrobaties théologiques et prêchi-prêcha des prêtres et philosophes, témoigne d’une telle répulsion et d’une telle cruauté (massacrer les hérétiques, brûler les Jeanne d’Arc et les Giordano Bruno) à l’endroit de la raison. Dans la voie ici tracée qui va en ligne directe de Pascal à Péguy et traverse la pensée anarchiste, on retiendra ces crucifiantes remarques du poète d’Ève, de nature à nous ressourcer en vivace rationalité dans les étouffantes vapeurs d’encens dégagées par l’actuelle hystérie pontifiante béatifiante : « Un bon chrétien doit manquer d’un certain attachement à la vie, animal… ». Le christianisme « n’est qu’un semblant de la vie, une image grossière, une étrange combinaison d’infini déraisonnable et de vie assez malade. J’irai jusqu’à dire qu’il n’est qu’une contrefaçon, une malfaçon de la vie. […] Il faut qu’il y ait au fond du sentiment chrétien une épouvantable complicité, une hideuse complaisance à la maladie et à la mort » (Toujours de la grippe, 1900, Œuvres en prose complètes, Gallimard, t. I, p. 463-470).