Repenser l’anarcho-syndicalisme : de la nécessité d’un constant renouvellement

mis en ligne le 7 juillet 2011
L’impasse de l’« anti-syndicalisme libertaire »
Il est plus ou moins de coutume, dans nos milieux, de vilipender les syndicats à la moindre défaite sociale. Régulièrement présentés comme des « traîtres », on en vient rapidement à contester la structure dans son ensemble plutôt que de concentrer ses critiques sur les directions bureaucratiques. On appelle alors à « dépasser les syndicats » ou, plus souvent encore, à les « déserter ». Plongé dans une sorte de mystique révolutionnaire, on harangue les travailleurs à la « guerre sociale », à la « grève générale », à l’« expropriation », à l’« autogestion », et patati et patata. On prône les vertus d’une auto-organisation de la classe laborieuse, auto-organisation qu’on se refuse de définir clairement, par peur de se rendre compte qu’il pourrait bien s’agir, au final et avec un peu de boulot, d’un syndicat, cet organisme tant honni, détesté, voué à toutes les gémonies de l’anarchiste pur et dur, maximaliste, jusqu’au-boutiste.
Si tout cela est bien joli, ça ne va guère plus loin car, au fond, ce n’est que du Spectacle. Ce ne sont que des mots et des expressions qu’on ne précise et ne définit plus depuis bien longtemps. On ressasse et répète les mêmes rengaines, pensant qu’il suffit de quelques collages d’affiches « grève générale expropriatrice et autogestionnaire » et distributions de tracts pour que les travailleurs, dans un élan sublime, illuminés par la divine lumière de la sainte anarchie, se décident enfin à faire le grand soir. Mais, voilà, nombre de ces travailleurs ne sont absolument pas réceptifs à ce genre de sermons politiques, nombre d’entre eux n’ont pas non plus envie d’une grève générale, et si les appareils syndicaux sont aujourd’hui bien peu offensifs, voire, pour certains, englués dans le réformisme et la cogestion, c’est bien parce que les bases ne sont pas aussi radicales que ce qu’on essaie de se faire croire à chaque mouvement social. Or c’est bien là que se trouve la première tâche qui nous incombe, à nous autres révolutionnaires porteurs d’un anarchisme social : conscientiser et radicaliser les luttes du monde du travail.

Réinvestir les organisations syndicales et repenser l’anarcho-syndicalisme
Alors, quitter les syndicats ? Bien sûr que non. Cet appel est une parfaite absurdité, doublée d’inconscience. C’est le meilleur moyen pour livrer le monde du travail aux mains du patronat, de dépouiller les travailleurs des rares outils de défense dont ils disposent pour faire face aux attaques quotidiennes du Capital. Chacun en pensera ce qu’il veut, mais personne ne peut nier que, globalement, les organisations syndicales (et je ne parle pas de celles noyautées par les jaunes) forment un rempart contre les ambitions du patronat. Un rempart certes tout à fait relatif, qui n’a souvent rien d’offensif, mais un rempart tout de même, et étant donné la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui le monde du travail, il serait suicidaire de les éliminer en appelant les travailleurs à les déserter.
En outre, pour que les luttes du monde du travail se radicalisent, il est évidemment absolument nécessaire que les travailleurs soient préalablement conscients de l’impérieuse nécessité d’aller au-delà de la simple défense ou obtention – au demeurant absolument indispensables – d’acquis sociaux. Sans une base radicale, même une direction révolutionnaire – que nous ne souhaitons pas, il va de soi – serait inefficace, aussi « éclairée » soit-elle. Il ne sert donc profondément à rien de se contenter systématiquement de proposer la grève générale à des gens qui ne savent même pas de quoi il en retourne et qui, le moment venu, seraient incapables – car non sensibilisés à ces problématiques – de transformer un simple blocage en une réorganisation révolutionnaire du tissu économique d’une région, voire – rêvons un peu ! – d’un pays. La révolution espagnole de 1936 – encore elle ! – a été le résultat d’un travail incessant de sensibilisation et d’éducation mené pendant plus de 70 ans. Aujourd’hui, ce travail est encore à faire, et ce n’est pas en brassant des expressions et des concepts tout faits qu’on y parviendra… Je reviendrais sur ce point en fin d’article.
En limitant notre action militante à tenter de se faire une place (identitaire) en tant qu’anarchiste dans le mouvement social, en prônant un discours délibérément maximaliste, nous mettons la charrue avant les bœufs. Non que cela soit futile, mais qu’il y a des tâches autrement plus importantes – mais aussi plus ardues – à remplir pour les travailleurs libertaires. Politiquement, l’heure n’est plus à approcher le monde du travail par des tracts, des affiches et des banderoles aux abords des manifestations, mais à l’intégrer pour y faire pénétrer nos idées et nos pratiques. Et, pour cela, le meilleur moyen est d’entrer dans les organisations de travailleurs – à savoir les syndicats –, en rejoignant celles en place ou, si celles-ci sont dès le départ fermement noyautées par des jaunes – ce qui est fréquent dans le privé –, en créant une nouvelle section affiliée à une autre centrale. à mon sens, il n’est absolument pas impératif pour les militants libertaires d’intégrer une organisation ouvertement anarcho-syndicaliste, sauf si elle est déjà bien implantée – ou qu’elle a de réelles possibilités de le faire – au sein de l’entreprise ou du secteur professionnel. Il est certes bien évidemment préférable d’évoluer dans une structure fonctionnant statutairement sur des principes antiautoritaires, mais si celle-ci ne parvient pas à regrouper, au sein de la boîte, de nombreux travailleurs, elle n’aura aucun poids, ne saura être en mesure de défendre correctement et concrètement les employés et, de fait, n’aura que peu de perspectives d’évolution. Or, l’objectif principal du syndicat est, avant tout, de rassembler l’ensemble des travailleurs – du moins le plus possible –, et c’est pourquoi il n’y a aucun intérêt pour les libertaires à s’isoler dans des organisations minuscules qui peinent à développer et expérimenter une vraie pratique syndicaliste. Autant aller là où les travailleurs sont, plutôt que de s’enfermer dans un purisme idéologique qui ne mène pas à grand-chose.
Cette idée – qui n’est pas nouvelle – en fera peut-être sauter certains au plafond, mais elle me semble pourtant primordiale. L’anarcho-syndicalisme, qui s’est forgé dans les luttes sociales, ne peut exister qu’en évoluant avec son temps, et notamment avec les changements qui peuvent subvenir – et qui subviennent – dans le monde du travail. Les formes de lutte d’hier ne sont plus forcément viables aujourd’hui, et c’est pourquoi, entre autre chose, une organisation ouvertement anarcho-syndicaliste ne me semble pas, à l’heure qu’il est, le meilleur moyen pour les militants anarcho-syndicalistes de faire valoir leurs idées. Le « terreau » culturel et politique du monde du travail n’est plus celui de la fin du XIXe et du début du XXe siècle ; au contraire, il a profondément évolué et nombre de références du discours anarcho-syndicaliste ne parlent plus autant qu’avant à bon nombre de travailleurs. Ce qui, au fond, n’est pas un frein au développement de l’anarcho-syndicalisme – considéré comme théorie et pratique (antiautoritarisme, action directe, indépendance et lutte contre les partis, élaboration permanente d’un projet de société) – qui peut se construire et agir dans d’autres organisations syndicales, sans pour autant se désigner comme tel à tous prix. Il ne fait aucun doute que les libertaires ainsi impliqués dans les grandes centrales syndicales (genre CGT) sont systématiquement en butte à bien des problèmes. Bien des compagnes et compagnons auraient des témoignages édifiants à apporter quant à leurs combats contre les différentes magouilles, à tous les niveaux, des « staliniens », des jaunes et de la direction. Mais si ce choix comporte certaines difficultés, il peut aussi permettre, à terme, de toucher beaucoup plus de travailleurs.
Si cette modernité peut changer certaines pratiques et formes de lutte, elle peut aussi susciter la nécessité d’en élaborer de nouvelles. Ainsi, par exemple, aujourd’hui en 2011, il faudrait enfin parvenir à mettre en place une vraie pratique syndicaliste, efficace, pour les intérimaires, les vacataires et les pigistes dont le nombre ne cesse d’augmenter. Pour ces travailleurs qui ne restent pas longtemps dans l’entreprise et/ou qui n’ont d’autres lieux de travail que leur maison ou appartement, certaines pratiques du syndicalisme – et encore plus de l’anarcho-syndicalisme – « traditionnel » ne sont pas praticables. Sans doute y en a-t-il à créer, mais la réflexion est à entamer (ou à poursuivre), et les anarcho-syndicalistes du xxie siècle ne peuvent s’en faire l’économie. S’il ne parvient à dépasser certains postulats d’une autre époque, l’anarcho-syndicalisme est voué à la stagnation et n’existera bientôt plus que comme une relique que quelques irréductibles entretiennent de temps à autre en souvenir de l’ancien temps. Et c’est pourquoi nous devons penser et repenser sans cesse sa théorie et sa pratique, à la lumière de l’actualité et des bouleversements qui surgissent dans la société et, en particulier, dans le monde du travail.

Coordonner l’action des libertaires syndiqués
Certes, il y a déjà un certain nombre de militants libertaires impliqués dans des syndicats mais, la plupart du temps isolés, ils ne parviennent pas souvent à faire entendre leur voix et à faire valoir leurs idées et pratiques. C’est pourquoi il est nécessaire que les militants libertaires syndiqués se regroupent, non pas dans une nouvelle centrale syndicale – cela n’a aucun sens de créer un syndicat exclusivement composé d’anarchistes –, mais dans une organisation leur permettant de développer collectivement – tous secteurs professionnels et cartes syndicales confondues – des axes de travail et des stratégies pour faire valoir significativement dans le monde du travail et dans les syndicats leurs analyses, leurs principes et leurs pratiques. Là encore rien n’est à inventer et notre histoire politique comporte un certain nombre de tentatives similaires. Je pense notamment à l’Alliance syndicaliste révolutionnaire et anarcho-syndicaliste (Asras) des années soixante-dix 2.
Sans cette démarche unitaire, sans cette volonté d’organiser la présence et l’action des anarchistes syndiqués, nous resterons au stade d’une présence réelle mais insignifiante sans vraiment d’autres perspectives de développement. L’heure n’est pas, pour le moment, à la création d’organisations ouvertement anarcho-syndicalistes qui, de part un discours trop ancré dans une culture politique aujourd’hui minoritaire, n’attirent pas ou peu les travailleurs. à mon sens, l’avenir de l’anarcho-syndicalisme réside actuellement dans la construction de ce rassemblement de nos forces, à la coordination de leur action et à au développement d’activités collectives, parallèlement à l’engagement de chacun dans le syndicat de sa profession.

Dépasser le seul cadre du lieu de travail
Le 12 décembre 1899, Fernand Pelloutier, dans sa Lettre aux anarchistes, écrivait que « pour hâter la révolution sociale et faire que le prolétariat soit en état d’en tirer tout le profit désirable, nous devons, non seulement prêcher aux quatre coins de l’horizon le gouvernement de soi par soi-même, mais encore prouver expérimentalement à la foule ouvrière, au sein de ses propres institutions, qu’un tel gouvernement est possible, et aussi l’armer, en l’instruisant de la nécessité de la révolution, contre les suggestions énervantes du capitalisme ». Je n’apprendrais rien à personne en disant qu’aujourd’hui les syndicats se contentent généralement de simplement défendre ou obtenir quelques acquis sociaux, et que cela fait bien longtemps que la plupart d’entre eux ont perdu et oublié leur tradition éducative et culturelle, indispensable à l’émancipation individuelle et collective des travailleurs. Beaucoup de choses seraient donc à créer ou à réactiver par les organisations syndicales pour conscientiser le monde du travail en dehors du strict cadre de l’entreprise, et l’histoire du mouvement ouvrier international est riche en expériences qu’il serait bon de faire ressurgir, réactualisées si nécessaire. Il paraît primordial, par exemple, que les syndicats se réapproprient désormais davantage les Bourses du travail et les locaux des Unions locales pour y organiser régulièrement des activités éducatives et culturelles à destination des travailleurs, des espaces de discussions et de partages des savoirs, voire y mettre en place des structures d’entraide basées sur des principes de gestion collective (coopératives de production, amaps, sel, crèches collectives, etc.). Ce travail parallèle permettrait non seulement d’enrichir et de renforcer les liens entre travailleurs de différentes professions, mais aussi – et surtout – de construire et de penser collectivement une radicalisation des luttes. C’est dans ces espaces et ces expériences de discussions, d’apprentissage et d’entraide que la grève générale deviendra autre chose qu’un simple slogan. Et si les syndicats ne les développent pas ou peu, il est fort probable qu’ils ne puissent jamais réveiller le puissant potentiel révolutionnaire qui existe – sommeille – dans le monde du travail.





1. « Apuntes sobre el pensamiento anarcosindicalista » in Rojo y Negro, n° 242, janvier 2011.
2. Voir l’article de Thierry Porré dans Le Monde libertaire n°1611 ou encore la brochure de René Berthier : À propos de l’Alliance syndicaliste, 1970-1980, No Pasaran, 48 pages.