Dans la prévision d’un coup de force : front unique politique ou résistance ouvrière ?

mis en ligne le 1 février 1962
Salutaire inexpérience !… lançait Maurice Maeterlinck dans Sagesse et destinée. La jeunesse ne doit pas utiliser tel qu’il lui est transmis l’héritage des générations antérieures… ni se soumettre à des idées toutes faites, ni s’installer dans des appareils tout montés. Il lui faut accomplir ses propres expériences, prévoir le renouvellement des biens et des valeurs.
- Nous les vieux, nous ne devrions pas offrir des exemples. Tout au plus, formuler des avertissements… c’est-à-dire dans bien des cas : dévoiler des vieilleries cachées sous les couleurs brutales de la mode qui passe.
Nos fréquentes références historiques provoquent interruptions impatientes et sourires compatissants. Nous n’invitons pourtant pas les jeunes à nous répéter. Nous leur recommandons de ne pas imiter… les plus bruyants et les plus tenaces de nos contemporains. Et si nous évoquons nos luttes d’antan, c’est pour dénoncer l’abus de confiance commis par ceux qui simplifient, déforment ou défigurent un passé dont ils se souviennent mal… parce qu’ils ne l’ont pas vécu… entendez que s’ils atteignirent en même temps que nous l’âge de raison… ils eurent sur nous l’avantage d’être… raisonnables avant d’être âgés…
Préambule qui ne m’éloigne pas de mon sujet. Il s’agit de la résistance à l’OAS, au « fascisme » ; de l’unité antifasciste, du Front unique… etc… Je vais sans doute heurter pas mal de mes amis. Ce n’est pas la première fois que je me débats à contre-courant.
Il est cependant une précision qu’il faut formuler, en manière de précaution. Je ne critique pas nos amis de la « gauche FO » tel Lobi des Produits Chimiques.
Je ne suis pas systématiquement hostile à toute tentative d’unité d’action. Je comprends les syndicalistes, les libertaires qui s’associent, afin de réagir contre le terrorisme… « noir », à des gens qui ne nous inspirent guère confiance.
Ce qui compte c’est de secouer les états-majors syndicaux à qui une défiance légitime sert de justification à leur passivité permanente… C’est heureux, même si l’occasion n’est pas la plus favorable. A condition que l’on reste entre soi… entre militants ouvriers. L’insistance avec laquelle certaines publications prouvent leur objectivité par des allusions fielleuses à FO et des invitations mielleuses aux… « Saillants » krouchtcheviens… nous incite à quelque hésitation, à quelque suspicion.
En encore une fois est-il vraiment nécessaire de bafouer l’Histoire en s’y référant. Je relève deux « interprétations » abusives du passé – que je cite à titre d’exemples – dans l’organe presque officiel du nouveau Front populaire (numéro du 18/01/1962) ?
Un certain Régulus affirme que… « l’unité a un effet multiplicateur. Elle crée un courant qui augmente le lot de chaque parti… Cette vérité d’expérience ressort clairement des élections de 1936 et de 1951 ».
Cette vérité d’expérience a plutôt le caractère d’une vérité… révélée… Les élections de 1936 se sont déroulées sous le signe du Rassemblement populaire comprenant principalement le Parti socialiste, le Parti communiste, le Parti radical de Daladier, la CGT à direction réformiste, la CGTU à direction communiste –la fusion des deux centrales syndicales n’ayant été réalisée organiquement que quelques jours avant les élections. La Victoire du Rassemblement populaire se concrétise par une majorité parlementaire et la formation d’un gouvernement Léon Blum. Mais, si l’on examine la répartition des voix, on s’aperçoit que la supériorité numérique de la Gauche était à peine plus forte qu’en 1932. Seulement au sein de la masse électorale acquise à toutes les gauches en 1932, au Rassemblement populaire en 1936, il y eut en 1936 déplacement de voix du Parti radical au Parti communiste. On peut en tirer quelques déductions intéressantes. Quant aux affinités entre jacobins dégénérés et communistes stalinisés… Ce qui nous intéresse ici, c’est le démenti très net infligé par les faits et les nombres… à la… « vérité » de M. Régulus.
M. Mendès-France est évidemment plus sérieux. Cependant dans son entretien du même jour il procède à un rapprochement hasardeux : « M. Terrenoire a baptisé communistes tous les manifestants du 19 décembre. Habileté cousue de fil blanc ! Mais lorsque Dolfuss et Schuschnigg écrasaient les mouvements de gauche en Autriche après l’autre guerre, en les qualifiant bien sûr de communistes, est-ce que cela les renforçait du côté des nazis ? ».
Il aurait fallu beaucoup d’audace dans le mensonge aux chanceliers d’Autriche pour dénoncer le parti communiste qui était réduit à une secte impuissante à Vienne et dans les campagnes. C’est sans aucun artifice de propagande que l’ignoble jésuite Dolfuss a écrasé le 12 février 1934 la classe ouvrière viennoise, représentée exclusivement par la social-démocratie. Celle-ci, prisonnière du dogmatisme marxiste, a commis aussi de lourdes erreurs, n’a pas su prévenir le coup de force nazi annoncé par l’assassinat de Dolfuss. Du moins sa légende s’enrichit-elle de combats désespérés et d’héroïques martyrs.
M. Mendès-France aurait prouvé une plus grande probité historique, en évoquant l’exemple allemand. En Allemagne, le parti communiste était puissant, solidement encadré, fortement armé, bénéficiant d’expériences fructueuses. De 1928 à 1933 le mot d’ordre de Front unique a été délibérément utilisé par ses chefs – dociles agents de Staline – pour dénoncer, discréditer, combattre par tous les moyens les militants socialistes, communistes d’opposition ou anarchistes. Complices implicites d’Hitler, les staliniens allemands n’ont pas craint de s’allier officiellement en 1932 aux nazis contre le gouvernement socialiste de Prusse. Ce serait encore un motif à déductions intéressantes.
Il y a les accidents… dont la gravité ne nous échappe pas. Le péril immédiat peut nous convaincre à nous joindre à des équipes déjà formées ou même à participer à leur formation. À la condition que nous gardions le droit de rompre l’alignement, que le rassemblement ne dure que le temps de la bataille – si bataille il y a.
Pense-t-on cependant que le bluff puisse impressionner des gangsters qui connaissent leur métier ? Ils savent que la hauteur du panneau-réclame est souvent inversement proportionnelle à la densité du rassemblement.
Ils connaissent l’imposture des longues listes de groupements qui n’indiquent que les déplacements ou les déguisements d’une même clientèle.
Pour qu’une somme soit appréciable, il faut qu’il y ait une seule unité de mesure et des termes nettement distincts. Pour que l’unité d’action soit efficace il faut que l’action soit possible par la convergence des forces en un même point. Que l’on aboutisse à l’organisation unique des syndiqués d’une même industrie et sur un même territoire – ou que l’on additionne les effectifs de plusieurs syndicats – nous savons exactement d’où nous partons et où nous pouvons aller. Et puisque certains sont séduits par la… « vérité d’expérience » (sic !) on peut rappeler qu’en 1936 l’unité syndicale a pu produire d’effets durables et profonds, parce que les syndicats les plus solides ont été noyés dans la cohue mouvante du Rassemblement populaire.
Les directions confédérales FO et CFTC ont tort de ne pas s’affirmer par des initiatives audacieuses. Elles ont raison de refuser un accord permanent avec des gens qui se déstalinisent aussi docilement qu’ils se sont stalinisés.
C’est au niveau des Unions départementales et locales que l’on doit préparer la prévention efficace du coup de force. Que les syndicats libres de FO, de la CFTC, de la FEN, des autres formations autonomes créent au sein des Bourses du travail, des comités de vigilance où seront représentés obligatoirement les syndicats dont les ordres de grève peuvent être immédiatement efficaces.
Faudra-t-il appeler l’Union cégétiste ? Il appartient aux responsables d’en décider. Un protocole d’accord précisant les conditions impératives de l’action commune pourrait être assez précis pour empêcher toute tentative de noyautage ou d’enveloppement.
Et les autres groupements politiques ou philosophiques ? Nul ne les empêchera de mener leur propagande, soit de concert, soit en ordre dispersé.
S’ils sont vraiment désintéressés, ils ne feront rien qui puisse gêner la résistance ouvrière. Et les militants révolutionnaires authentiques y participeront volontairement, sans préalable idéologique ou espoir électoral.

P.S. : mon article était composé lorsque j’ai lu dans la presse un filet sur la rencontre de hautes personnalités politiques et syndicales, dont MM. Pinay et Mollet et… Robert Bothereau.
J’ai justifié la prudence du bureau FO, pressé de s’aligner sur un front avec les krouchtcheviens. Mais ceux-ci seront beaucoup plus favorisés par l’initiative de Bothereau que par la réalisation du Front Unique.
Le syndicalisme libre couvrant de son autorité ce « bloc enfariné »… ce serait une aberration confinant à la démence.


Roger Hagnauer