Serge Utgé-Royo, l’« anarcanteur »

mis en ligne le 20 février 1992
Ne peut-on légitimement s’interroger sur le rôle des médias et regretter qu’ils prennent plus volontiers en considération les aboiements racistes d’un leader politique dont le nom s’étale en caractères gras un peu trop souvent sur les murs, que les propos d’un homme chantant la fraternité et la solidarité ? Écoutons donc Serge Utgé-Royo. Chacun de ses disques ou de ses passages sur scène est un véritable hymne à la vie et à quelques-unes des valeurs humaines les plus estimables.
Serge Utgé-Royo chante depuis une quinzaine d’années. Son public le suit, fidèle, en dépit de l’ostracisme de la presse ou des radios à l’égard de cet artiste qui ressemble peu aux habituelles stars du show-biz. Son nouvel album, Les cités du soleil, mérite assurément beaucoup mieux que le succès d’estime qu’il a jusqu’à présent rencontré. Mais Serge Utgé-Royo souffre de ce qui s’avère être un gros défaut par les temps qui courent : il « ne sait pas se vendre ». La chanson, pour lui, est une façon de vivre, une façon d’exprimer toutes ces choses qui lui tiennent à cœur, et cela ne se monnaie pas. Peut-être est-il le dernier saltimbanque encore en vie dans notre civilisation de commerce, le dernier communard, le dernier utopiste ? Serge Utgé-Royo, l’« anarcanteur », est un personnage anachronique, comme pouvait l’être le moine Tommaso Campanella qui, en Italie, à la fin du XVIe siècle, publia La Cité du soleil (au singulier, contrairement au disque d’Utgé-Royo), un ouvrage extrêmement audacieux pour l’époque, dans lequel il prêchait des idées qui ont fait de lui l’un des précurseurs du communisme. Campanella, Utgé-Royo… les siècles passent, mais la quête d’un monde équitable, où il fait bon vivre pour tous, demeure.
Un chanteur engagé, Serge Utgé-Royo ? Il s’en défend, tant cette étiquette est devenue péjorative. Il n’est pas un « chanteur à textes », adhérent à tel ou tel parti, lui qui s’élève sans relâche contre les jugements trop hâtifs, les clichés, les a priori, contre toutes les chaînes qui entravent les hommes ou leurs pensées. « Je me sens vraiment terrien », rétorque-t-il comme une boutade, lorsqu’on lui demande s’il pense posséder un public particulier. Terrien : non pas comme un propriétaire, évidemment, mais comme un habitant de la planète Terre. Sans doute est-ce pourquoi il abandonne quelquefois le français pour chanter en portugais ou en catalan. Il est un humaniste, au sens initial du mot avant qu’il ne soit perverti par les bondieuseries ou la philanthropie.

Une seule patrie, la terre
« Mon père était catalan, ma mère castillane. Ils ont fui leur région. Leurs enfants sont nés à Paris. Moi, je réside en Belgique… ». Les frontières, le nationalisme, en toute logique, il n’apprécie guère. « Mon pays, c’est celui où je mange le pain/où l’amour est un fruit que je cueille à ma faim », chantait-il hier, dans son premier disque, précisant qu’il avait « tout le sang du monde/sauf celui de français », tant il est parfois difficile de s’avouer Français sans éprouver de honte. Ce trente-trois tours a ravi bien des militants, ce qui a malheureusement contribué, en contrepartie, à donner à son auteur une image imparfaite, à l’emporte-pièce.
Serge Utgé-Royo se défend avec autant d’ardeur d’être un militant que d’être un chanteur engagé. « J’écris sur ce qui me fait mal, comme sur ce qui me fait plaisir », assure-t-il. « Il y a des urgences, bien sûr : le racisme, le militarisme… qu’il faut combattre. Mais les luttes à mener ne se restreignent pas à ces questions. Les événements vont très vite. Je tente de prendre du recul. Les humains pensent tous de façon différente… je veux comprendre. »
Comprendre, c’est un peu l’objectif de son second disque, qui n’a pas de titre, sinon cette simple mention sur la pochette : « vol. 2 ». Comprendre, ce peut être une interrogation. Quelle est sa responsabilité à lui, en tant qu’homme, lorsque s’exerce le plus vieux métier du monde, par exemple ? « Ces Putains que j’aime » ne contient pas de réponse, mais se révèle être une chanson écrite avec infiniment de pudeur. Comprendre, c’est encore cerner pourquoi des enfants meurent quotidiennement de par le monde…
C’est aussi apprendre, en corollaire. Apprendre les leçons transmises par les compagnons espagnols morts, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, pour qu’une société sans Dieu ni maître, sans État ni patron, voit enfin le jour : « Pardon si vous avez mal à votre Espagne ». Une chanson exceptionnelle. « J’aspire à développer la réflexion », se contente de dire Serge Utgé-Royo, n’ignorant pas la solide complicité qui l’unit à son public ; lequel ne manque pas de réclamer ce véritable succès à l’issue de chaque concert.

Ne rien taire de la vie, mais le faire avec talent
La chanson n’est pas synonyme de niaiserie, on le savait depuis longtemps malgré la persistance de quelques bafouilleurs à nous seriner leurs « tubes », mais avec lui, elle retrouve son rôle intrinsèque, à savoir conter les joies ou les malheurs des hommes, ne rien taire de leur vie, mais le faire avec talent.
Son troisième disque s’intitule Quartiers de couleurs. Une évolution musicale est perceptible. L’ensemble est plus rythmé, les méthodes plus travaillées, peut-être, qu’auparavant. Les textes, eux, sont toujours aussi puissants. Quelques titres peuvent cependant être mis en avant. « Ballade aux usines du Nord » évoque les restructurations dans la métallurgie, le chômage. « Le Parc était vivant » est un hommage aux réfugiés de tous les pays, dont quelques-uns ont trouvé en Belgique un asile précaire. D’autres chansons sont apparemment plus anodines, mais Serge Utgé-Royo ne tombe jamais dans la facilité, même lorsqu’il se risque à parler d’amour : « Où êtes-vous compagnes, où dormez-vous ce soir ? », interroge-t-il ainsi avec émotion.
Dans Les Cités du soleil, quatrième disque récemment paru, Serge Utgé-Royo aborde, à nouveau, les thèmes qui lui sont chers. Pour qu’il fasse bon vivre sur cette planète, répète-t-il, il nous faut relever la tête, faire entendre notre voix, et qu’importe si cela déplaît à ceux qui, toujours, conjugueront pouvoir et rentabilité. « Ils m’ont dit que je les empêchais de rêver/que je semais des larmes jusque dans leurs yeux : que je transformais leurs sourire en grimace/alors que j’appelais à boycotter la mort », résume-t-il.
Deux chansons de cet album prennent plus particulièrement pour thème l’un des plus graves problèmes auxquels sont fréquemment confrontés les exilés : le racisme. Serge Utgé-Royo réprouve les sentiments xénophobes et voit en eux une terrible menace. Son pays n’est pas délimité géographiquement, explique-t-il dans la chanson qui donne son titre au disque. Il est chez lui à Marrakech, Istanbul ou Alger, à Paris, Bruxelles ou Bordeaux. « Tous ces soleils, tous ces exils, toutes ces voix…/C’est mon pays. » Les frontières semblent devenir perméables. Il s’en réjouit, mais, prévient-il dans « Amis, dessous la cendre », n’oublions jamais le passé. « … La sinistre marée noire/couvre à nouveau notre avenir ». Le racisme, le nationalisme, n’ont pas disparu, les idées d’extrême droite ont actuellement le vent en poupe. En concert, lorsqu’il dispose du matériel nécessaire, Serge Utgé-Royo fait précéder cette chanson très forte, d’images extraites de L’Orchestre noir, le film de Stéphane Lejeune, qui montre la résurgence du nazisme. « La vie est bonne à prendre/et belle à partager », plaide-t-il, comme en conclusion, n’oubliant pas, néanmoins, que la solidarité n’implique pas l’union sacrée. Indispensable entre tous les exclus, exilés ou « opprimés », la solidarité doit avoir pour principale ambition de renverser les inégalités sociales et instaurer un monde juste.
Peu de chanteurs, vraiment peu font preuve d’une telle volonté. Si Serge Utgé-Royo se produit en concert près de chez vous, n’hésitez pas à annuler vos rendez-vous pour aller l’écouter. Et s’il se fait attendre sur scène dans votre région, procurez-vous ses deux derniers disques avant qu’ils ne soient épuisés comme les deux premiers. L’écouter, c’est recevoir une vivifiante bouffée d’oxygène. Pour une fois qu’un chanteur s’élève contre le racisme et quelques autres idées nauséabondes, parce que cela est pour lui une conviction et non un souci d’en tirer profit pour sa carrière, il convient de le saluer.