Élu ou mandaté ?

mis en ligne le 1 mars 1977
L’électoralisme
Le suffrage universel et la délégation de pouvoir inconditionnelle qui en résulte, que ce soit pour les élections présidentielles, législatives, municipales etc., découlent toutes d'un même principe : le transfert du pouvoir individuel, que chacun est censé détenir, à un seul individu, pouvoir que chaque individu ne peut faire valoir en temps normal : il ne l'acquiert qu'en le déléguant. Nous nous apercevons que l'électoralisme est fondé sur un paradoxe : le pouvoir que chacun est censé détenir en droit ne prend réellement effet que lorsqu'il est délégué à autrui. Donc, logiquement, personne ne peut en droit exercer son pouvoir personnel, celui-ci n'étant exerçable que par délégation. Ce qui présuppose que ceux qui sont investis de la délégation des pouvoirs individuels (de la majorité de ceux exprimés) doivent faire abstraction de leurs aspirations personnelles, pour ne représenter et n'exprimer que les aspirations de tous ceux dont ils ont reçu délégation. Il apparaît donc qu'il leur est impossible de concilier les différents intérêts, les aspirations de tous ceux qui leur ont délégué le pouvoir. Pour exercer leur mandat et gérer ce pourquoi ils ont été élus, ils seront obligés de faire appel à des notions abstraites, qu'ils nommeront raison d'État, bien-être collectif, raison collective, et qui permettront d'imposer à une majorité les décisions d'une minorité. La raison collective qui est invoquée ici est loin d'être analogue à celle définie par P.-J. Proudhon : « Elle (la raison collective) résulte du jeu complexe de la concertation sociale. Elle naît, non de la sommation des raisons individuelles communiant dans un même absolu et renonçant ainsi à leur autonomie sans éliminer leur arbitraire relatif », mais « des rapports contradictoires et libres » qui permettent de « relativiser l'absolu des raisons individuelles » ; par « le choc des opinions », leur lutte et leurs échanges s'éliminent « les subjectivités » respectives des raisons individuelles et naît alors « ce rapport des choses, cette raison objective qu'est la raison sociale ». (Cf. La guerre et la paix, livre I, ch. IV). Ainsi la raison collective résulte-t-elle « de l'antagonisme des raisons particulières » et de leur composition par opposition « comme la puissance publique résulte du concours de forces individuelles » concurrentes entre elles (justice des idées) » (Proudhon : Pluralisme et autogestion, tome II, par Jean Bancal).

La raison collective invoquée par les gens investis du pouvoir sera, elle, l'apanage d'une minorité qui, ayant reçu un blanc-seing des électeurs, n'aura qu'un but : satisfaire ses intérêts personnels et privés. Investis pour un temps donné d'un chèque en blanc, les élus auront une propension à considérer en premier lieu leurs intérêts personnels et privés qui peuvent être à la fois politiques, financiers, etc., et à décider en fonction de ceux-ci; pour l'application de leurs décisions, ils feront appel aux notions définies plus haut et notamment à la raison collective et ce seront les intérêts partisans et personnels qui revêtiront le nom de raison collective. Loin de faire abstraction de leurs intérêts personnels, comme cela devrait être le cas dans tout système démocratique, pour ne penser qu'à l'intérêt général, ils n'auront cure que de faire valoir leurs intérêts particuliers et ne seront préoccupés que de la défense de ceux-ci. Le système démocratique implique, dans sa définition, que les gens chargés de représenter le peuple fassent abstraction d'eux-mêmes. Or, cela est inhumain. Comment peut-on demander à un homme ou à une femme de faire abstraction de soi pour considérer l'intérêt de tous ? Il nous semble qu'il y ait une contradiction flagrante entre le système démocratique et ce qu'il présuppose comme comportement de la part des représentants élus du peuple et la nature humaine, contradiction qui se situe entre un système théorique et une réalité complexe : la nature humaine. Le système démocratique implique, dans son essence même, pour fonctionner de manière parfaite, que les élus aient des comportements parfaits dans leurs fonctions, idéaux, qu'ils soient des hommes idéels. Or les homme idéels n'existent pas dans la réalité, ils ne sont que théoriques. Le système démocratique et le suffrage universel en tant que constructions théoriques, par leur méconnaissance profonde de la réalité humaine, ne peuvent fonctionner tels qu'ils ont été conçus, car les hommes sont ce qu’ils sont, et non pas ce que l'on voudrait qu'ils soient.
Voilà deux aspects parmi d'autres qui condamnent le système démocratique et le suffrage universel. Les élections dans la commune sont fondées sur les mêmes principes et par-là même sont également critiquables. Dans les petites localités, le côté plus intime, dû au petit nombre d'individus concernés, fera que les élus seront plus proches de la population, car connus de celle-ci au moins partiellement. Mais dans les grandes villes, il n'en est pas de même, les listes présentées par un parti ou une coalition de partis seront politiques. Si, dans les petites communes, le choix sera déterminé par la connaissance plus ou moins directe des candidats et de leurs capacités reconnues ou supposées à bien gérer la commune, dans les grandes municipalités, le critère de choix sera axé sur la confiance qui sera accordée à tel ou tel parti politique. Mais la politique faussera les problèmes : si telle municipalité a la « couleur » politique du gouvernement en place, elle verra sa situation sensiblement s'améliorer, dans le cas contraire les difficultés risquent de se multiplier. Mais dans tous les cas les aspirations de la population ne seront pas prises réellement en compte et le développement de la commune se fera selon des intérêts qui lui sont étrangers.

Le mandatement
Le mandatement et la délégation de pouvoir tels qu'ils pourraient être conçus dans une société anarchiste au niveau communal sont bien différents de ce que nous venons d'analyser et de décrire. La gestion de la commune, son administration exigent qu'elles correspondent à la réalité sociale des différents groupements qui la composent, qu'ils soient professionnels, fonctionnels, d'habitats, d'usagers de transports en commun, d'automobilistes, culturels, de loisirs, etc. Ces différents groupements devront être représentés et, pour participer à la gestion de la commune, devront déléguer un ou plusieurs représentants. Le mode de mandatement de ces représentants sera différent selon les divers groupements ; selon qu'ils seront mandatés pour une fois et pour un problème bien précis, ou mandatés pour un temps déterminé, le principe sera le même ; dans tous les cas, ils seront chargés d'exposer et de défendre le point de vue de leurs mandants, toute décision sera soumise à l'approbation des intéressés et sera sous leur contrôle permanent. Les mandatés seront choisis selon leurs compétences, leurs qualités dans un domaine précis, ou leur capacité de gestion. La délégation par mandat se fera par paliers successifs, au niveau de l'habitat par exemple, groupements par rues, puis par îlots, par quartiers ; à chaque palier la concertation sera totale et soumise au contrôle de tous. Au niveau de la gestion globale de la commune, les mandats seront plus larges et déterminés pour un temps, ce qui ne veut pas dire, comme c'est le cas dans le système actuel, qu'on leur accordera un blanc-seing; ils seront mandatés dans un cadre précis pour la gestion de la commune et ils ne pourront agir que sous le contrôle des délégués des différents groupements composant ladite commune et après confrontation des différents points de vue. C'est alors que la définition de P.-J. Proudhon de la raison collective pourra prendre tout son sens : elle sera le résultat de la concertation au sein des différents groupements et entre ces groupements, pour obtenir des accords mutuels sur telle ou telle question.
Ce mode de mandatement nécessite que les mandants discutent, analysent au préalable les questions qui se posent pour la gestion communale, ce qui présuppose une participation effective à la vie de la commune et à la vie des différents groupements qui la constituent. Les intérêts contradictoires qui peuvent apparaître entre les différents groupements seront déjà partiellement aplanis par la participation de chacun à plusieurs groupements (d'habitats, professionnels, etc), et chacun étant à la fois habitant, producteur, consommateur, etc., aura déjà une opinion nuancée en fonction de sa participation à la pluralité des groupements auxquels il appartient, opinion qui ira vers la conciliation des différents points de vue et intérêts. Si la vie de la commune résulte de l'antagonisme partiel des intérêts particuliers, elle sera aussi la conciliation partielle de ces intérêts. L'imbrication complexe et dialectique des différents groupements et de leurs intérêts particuliers fait qu'ils ne seront pas forcément antagonistes, mais aussi s'impliquant mutuellement, complémentaires, ambigus, mis en réciprocité de perspectives. Cette complexité de la vie sociale devra être sauvegardée et restituée dans la gestion de la commune. C'est pour cela qu'il est très difficile de fournir, au niveau local, un modèle de fonctionnement d'une commune; celui-ci dépendra du nombre de groupements que l'on trouvera dans la commune, de leur importance, etc.
Les mandatés, qu'ils le soient pour une question particulière ou pour un temps déterminé, ne seront là que pour appliquer les résultats de la concertation. S'ils sont délégués pour une question précise, ils défendront des positions et des points de vue préétablis et auront un cadre de décision très précis, leurs décisions, au cas où elles iraient à l'encontre de l'opinion des mandants, pouvant être annulées par ceux-ci. S'ils sont mandatés pour un temps déterminé, ils seront chargés d'appliquer les décisions collectives, mais ils seront, il est vrai, mandatés avec un certain pouvoir décisionnel pour les affaires courantes et une certaine liberté dans les modalités d'application des décisions collectives. Mais le cadre dans lequel ils pourront évoluer sera précisé par avance; ce sera en tout cas sur ces aspects de leur mandat qu'ils seront appréciés et que leur délégation sera renouvelée ou non, la révocabilité immédiate pouvant, dans des conditions précisées elles aussi par avance, jouer à tout moment. Le contrôle permanent des délégués, et ce à tous les niveaux, la participation effective de la population à la vie de la commune, le mode de mandatement des délégués, tout cela diffère de la situation actuelle où les intérêts privés et particuliers priment et se substituent à l'intérêt général et collectif.
La commune anarchiste, gérée par toute la population au travers des différents groupements qui constituent la réalité sociale de la commune, restitue dans sa gestion la complexité de la réalité sociale en tenant compte des intérêts et aspirations de ces différents groupements, en respectant leur autonomie et leur pluralisme.

Amador