Une soirée aux urgences

mis en ligne le 23 juin 2011
Il est presque banal de dénoncer l’état de délabrement de ce qu’il est convenu d’appeler « le service public » et du service hospitalier en particulier. Sans interruption, depuis la politique de « modernisation » (du social-démocrate Rocard dans les années quatre-vingt) jusqu’à celle de la « révision des politiques publiques » (RGPP du néolibéralisme que Sarkozy, le casseur, incarne à merveille), il s’est agi de promouvoir un basculement des services rendus par le public vers le secteur privé. Capitalisme « triomphant » oblige. Les deux brefs témoignages qui suivent remplacent (en partie) de longs développements.

Une journée ordinaire aux urgences hospitalières. Le patient.
Tout a commencé par une main qui enfle à une vitesse peu maîtrisable. À l’origine de ce net désagrément, une morsure vache d’un charmant chat noir. Le médecin généraliste consulté décide qu’il est urgent de rallier les urgences de l’hôpital Saint-Antoine, spécialisé dans la chirurgie de la main. Ce que je fais, un peu inquiet tout de même.
Arrivée vers 18 heures. L’accueil est plutôt sympathique, l’inscription presque immédiate. La morsure par un chat fait plutôt sourire. Une partie du hall est occupée par de nombreux brancards, lits et fauteuils roulants, avec une population de « patients » très variée. L’un d’eux s’est visiblement échappé d’une chambre de dégrisement un peu avant l’heure. Tout semble paisible malgré les beuglements de ce dernier.
À 18 h 30, je prends place dans une sorte de salle d’attente ouverte sur le hall, qui fait antichambre à un espace de soins, entrée interdite. Tout va bien, il n’y a pas là foule. Je suis rassuré, la main n’a qu’à bien se tenir. Commence alors une attente qui devient de plus en plus inexplicable. Dans le hall, l’agitation médicale est continue. Au compte-gouttes, la porte des soins s’entre-ouvre et un heureux élu est appelé. Vers 23 heures, alors que certains « patients » ont filé (veinards ou inconscients), la sensation d’être oublié ou même exclu de cette agitation se fait de plus en plus vive. La sensation d’une aggravation de l’état de la main croît en intensité. Il est évident que manifester énergiquement son indignation n’a aucun sens ; visiblement, le personnel soignant ne joue pas la montre. Bien au contraire. Je fais alors l’expérience de la fatalité prenant vie concrètement. Je suis loin d’être à l’agonie (heureusement pour moi), mais ma capacité d’attente tend à devenir infinie et mon sentiment d’avoir une réalité à peine distincte de celle de l’ectoplasme, idem. C’est sûrement ça l’exaltation transcendantale métaphysique.
Enfin, mon nom est appelé, il est alors 23 h 30. Je franchis enfin, heureux, la porte qui mène aux soins, tout en recouvrant mes esprits. Il était temps. Une accorte infirmière m’installe dans un box et après quelques relevés basiques, elle m’indique que je n’ai plus qu’à attendre le passage de l’interne de service. Questionnée sur cette attente prolongée (!), sa réponse évidente et attendue confirme que la diminution des effectifs et une affluence accrue ne peuvent que conduire à ce collapsus. Et les victimes sont aussi bien les patients que le personnel soignant. Nous sommes une douzaine dans la même situation, dans nos box respectifs, certains des patients sont accompagnés. Vers minuit trente, je renonce à la position allongée, qui m’avait été conseillée, pour jeter un coup d’œil dans le couloir. Nous nous y retrouvons presque tous, et unanimement habités par une « juste » indignation et par une pointe de crainte. Autour de 1 h 30, l’interne, unique, un jeune homme barbu et visiblement fatigué, prend les choses en main. Pour ma part, le diagnostic est qu’il doit consulter l’orthopédiste, bien occupé ailleurs semble-t-il. Acquiescement contrit. Une heure après, il est de retour : il a été décidé de me bourrer d’antibiotiques et d’étudier la réaction à ce traitement.
Je suis alors transporté dans une grande salle, une sorte de salle des pas perdus, mais où chaque patient est entouré de cloisons basses mobiles. La circulation des lits et des fauteuils est incessante, mais discrète. Vers 4 heures du matin, ce même interne repasse et me propose de choisir entre finir la nuit chez moi tout en me demandant de revenir à l’hôpital le plus tôt possible dans la matinée, et rester à cette même place et attendre la visite d’un orthopédiste. Bien que je comprenne combien le lit que j’occupe est précieux dans la gestion des places disponibles, je décide égoïstement de ne pas bouger de place.
Cher lecteur, je ne voudrais pas t’ennuyer davantage. Vers 11 heures de cette matinée ensoleillée, un orthopédiste m’examine, puis disparaît sans autre forme de procès. Me voici à nouveau dans un flou préoccupant, mais que je vis avec difficulté cette fois. Le temps passant, énervé, avant de plonger dans un excès verbal aussi certain qu’injuste, je demande avec véhémence à une infirmière si elle dispose de quelque information me concernant. Suis-je appelé à ne plus sortir du mécanisme de traitement des urgences ? Quelques minutes plus tard, j’apprends que je vais être opéré dans l’après-midi. Ce qui a bien lieu vers 16 h 30.
En résumé, vous qui aimez les chats, prenez bien garde à ce qu’ils ne prennent un malin plaisir à vous envoyer aux urgences hospitalières. On y est bien traité, mais c’est une bien redoutable épreuve d’initiation.
Ma main va plutôt bien, merci. Le chat aussi.

Une garde ordinaire aux urgences hospitalières. L’urgentiste.
J’arrive vers 18 h 20 dans le service des urgences. Un rapide coup d’œil à la salle d’attente des patients valides me permet d’apprécier la faible affluence, me laissant le secret espoir, un peu vain, que la nuit sera calme. Espoir vite démenti dès que je franchis le sas d’accès au service : tous les box sont occupés, la zone d’attente des alités est presque saturée et l’agitation dans le couloir est digne des grands soirs. Mon collègue de la journée est soulagé de me voir arriver : il me fait les transmissions, passe en revue les patients en cours de prise en charge ; parmi eux, deux sont en salle de déchocage, avec des atteintes vitales graves, le réanimateur est prévenu, il doit arriver d’une minute à l’autre. Comme tous les soirs, les seules places disponibles dans l’hôpital sont celles du service post-urgence : c’est Byzance, il reste trois lits… Je jette un rapide coup d’œil sur l’écran d’ordinateur qui m’indique la situation de chacun des box, et me donne le degré d’urgence de leurs occupants. Le collègue de la journée s’en va, je salue les deux internes qui vont me seconder pour la nuit et je me dirige vers la salle de déchocage pour m’occuper des deux patients les plus graves (en jargon médical, ce sont des « tri 1 »). Il me faut pas moins de trois heures pour finir la prise en charge, avec l’aide de mon collègue de réanimation, qui a pu débloquer un lit, mais pour le deuxième patient il faudra trouver une place de réanimation dans un autre hôpital : ce qui sera chose faite après une bonne heure et dix coups de fil. Pendant tout ce temps, je suis interrompu par les internes, qui viennent me solliciter à tour de rôle pour un avis, une orientation et pour voir d’autres patients. L’un des internes, un jeune barbu qui est débutant, me parle d’un monsieur mordu à la main par son chat : le chat est-il vacciné contre la rage ? Le monsieur est-il allergique aux antibiotiques ? À quoi ressemble la plaie, peut-il plier les doigts ? Depuis que je suis arrivé, il y a maintenant plus de six heures, je ne me suis pas assis plus de cinq minutes, et à chaque fois, c’était pour téléphoner ou répondre au téléphone : trouver une place, répondre aux familles, aux demandes du SAMU… Vers 1 heure 30 du matin, je monte en salle de garde pour manger un morceau et me détendre quelques instants. Même pendant ce bref moment le téléphone sonne : l’interne me dit que la plaie du monsieur mordu à la main par son chat n’est pas très belle, je lui dis que je descends le voir dans quinze minutes. De retour aux urgences, alors que j’allais me rendre près du monsieur au chat, l’infirmière me hèle : l’état de la patiente âgée amenée par les pompiers, celle qui est en box 4, s’est brutalement aggravé ; avec le brancardier, nous la transférons en catastrophe en salle de déchocage et je commence la réanimation – le réanimateur est au chevet d’un patient grave dans son service, il ne pourra pas se libérer tout de suite. Avec l’aide d’un de mes internes, un peu plus chevronné, je m’occupe de la vieille dame. Au bout d’une heure, elle semble tirée d’affaire, mais il va falloir refaire le tour des hôpitaux pour lui trouver une place en réanimation : je laisse la surveillante du service s’en occuper. La liste des patients en attente s’est encore allongée, la salle d’attente déborde : la routine… On me reparle du monsieur au chat, l’interne a fait appel au chirurgien orthopédiste de garde, qui l’a envoyé sur les roses. Je décroche le téléphone, je m’engueule avec le chirurgien, qui finalement propose de voir le patient dans la matinée, et dans l’attente, propose de le laisser repartir après quelques soins locaux et la prescription d’antibiotiques. Finalement, le patient préfère rester sur place, me dira l’interne. La fin de la garde s’étire en longueur, je vais pouvoir rentrer chez moi et prendre un peu de repos, après cette garde tout à fait banale…

Félix et Mohamed


P.-S. : si le premier témoignage est bien réel, le second ne l’est pas, mais il est écrit par un médecin urgentiste qui, après lecture de la mésaventure relatée ci-dessus, n’a eu aucun mal à imaginer un scénario plus que probable…



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Mekanophilos

le 10 septembre 2011
Ce que nous n'avons peut-être pas vu, à temps, c'est que les Services Publics, ne sont, en aucun cas, des entreprises.

C'était un ensemble qu'il n'aurait pas fallu laisser fractionner, d'une part, parce que l'autofinancement d'un service isolé, n'est certainement pas possible. Et en deuxième lieu, l'ensemble des Services Publics était voués à un but intellectuel : à celui d'étendre nos libertés.

L'UE réorganise tout en circuit d'usine à cracher des containers, quitte, à contraindre les pays à vendre leur âme. En pensant à la Grèce qui semble prête à céder...