1947 : saloperies staliniennes et grève chez Renault

mis en ligne le 2 juin 2011
1638ActionDirecteCes années qui suivirent la Libération furent pour nous des années pleines. Les partis s’affrontaient, les grèves jaillissaient puis se résorbaient, les ministères tombaient comme des fruits mûrs, les formations issues de la Résistance essayaient de monnayer leur « gloire », les groupuscules d’extrême gauche faisaient du tapage. La Fédération anarchiste s’évertuait à trouver son point d’équilibre entre les luttes ouvrières auxquelles elle participait et ses principes révolutionnaires intransigeants. Je fus naturellement mêlé à un nombre incalculable de réunions, de rassemblements, de meetings, de grèves, de manifestations dirigées non seulement contre le patronat privé, contre l’État-patron, mais également contre la CGT devenue la courroie de transmission du gouvernement et qui jouait avec allégresse le rôle de briseuse de grèves.
C’est à cette époque, où sous l’impulsion du Parti communiste et de Thorez qui, par son zèle gouvernemental, essayait de faire oublier son passé de « glorieux » résistant à… Moscou, que toutes ces valeurs morales, qui avaient fait du prolétariat français un exemple de luttes depuis la Commune de Paris, se désagrégeaient. Les principes qui avaient constitué la richesse du mouvement ouvrier volèrent en éclats, la duplicité et le faux-semblant devinrent l’arme favorite de la bureaucratie syndicale, bientôt reprise par la « base » abrutie de slogans imbéciles. Baladant à la tête de cortèges carnavalesques le drapeau tricolore, braillant La Marseillaise, oubliant que c’était sous ces oripeaux que la République de monsieur Thiers avait assassiné la Commune. « Reprenons-leur La Marseillaise et le drapeau tricolore », hurlaient ces foules de manifestants que la flicaille dispersait à coups de trique au nom de La Marseillaise et sous les plis du drapeau tricolore !
Deux mouvements où nous fûmes présents définissent bien ce que fût, parmi d’autres, l’action des anarchistes dans le reclassement des luttes ouvrières tenté par l’extrême gauche révolutionnaire et syndicale. Le premier fut la grève avec occupation chez Renault au printemps 1947, le second, l’essai de regroupement des éléments pacifistes du pays, derrière un symbole de l’Amérique : Garry Davis.
Renault passe pour être le pouls du mouvement ouvrier français. Ce fut vrai. Cela l’est moins de nos jours, mais au lendemain de la Libération il est exact que lorsque « Renault toussait, la France s’enrhumait ».
En ce temps-là, la conscience de classe était-elle plus affinée que de nos jours ? Disons que Renault jouissait d’une situation particulière que je connaissais bien pour l’avoir déjà rencontrée chez Berliet. Sa nationalisation en 1945 avait été ressentie par les ouvriers comme une victoire, une amorce de ce que serait un jour la socialisation de l’industrie. À travers la CGT, alors unique et qui pesait de tout le poids de ses cinq millions (?) d’adhérents, les partis de gauche et d’extrême gauche avaient essayé d’introduire à tous les échelons dans l’entreprise des militants sûrs ! Dans ce travail où ils étaient passés maîtres, les communistes avaient assez bien réussi sans parvenir à écarter leurs concurrents. Les socialistes appartenant à la gauche du parti se réclamant de Marceau Pivert avaient constitué des amicales socialistes qui faisaient le pendant aux cellules communistes. Les trotskistes de toutes obédiences avaient conquis des positions importantes, les anarchistes, plus disséminés et moins bien organisés que les partis marxistes, étaient cependant plus près que d’autres de cette révolte spontanée, qui allait éclater à la fois contre le gouvernement socialo-communiste et contre la dictature de la CGT.
Les raisons de cette insurrection de la base contre son appareil syndical sont simples.
Dans le numéro du Libertaire qui relate l’affaire et qui sera vendu à cent mille exemplaires – chiffre jamais atteint par notre journal –, je résumais la situation en quelques phrases lapidaires qui, plus que de longs articles, exorcisent la situation économique du pays : « Aucune des déclarations, aucune des promesses des « guides aimés » du prolétariat n’ont pu prévaloir contre ces réalités palpables : pas de pain, pas de viande, pas de vin, sinon au marché noir à des prix dépassant les possibilités des salaires actuels, et par conséquent nécessité d’augmentation immédiate de la fraction du revenu national attribué au prolétariat. » Et j’ajoutai, lorsque le moment de faire le bilan de cette grève exemplaire fut venu : « Rien n’a été épargné pour abattre le mouvement : le mensonge et la calomnie ont été les armes dont se sont servis les bonzes de la CGT. Alors que ce magnifique mouvement groupait la presque unanimité des travailleurs, ils se sont essayés à l’œuvre de division déjà employée par eux au cours de la grève des PTT, de celle du Livre puis, aidés par des mercenaires venus de partout, ils se sont livrés à des manœuvres d’intimidation dont le but était de décourager les travailleurs. Les Hénaff, les Costes, les Croizat ne sont pas près d’oublier l’accueil qui fut fait à leur proposition… »
Ce fut cela, la grève Renault !
Un mouvement exemplaire à la fois contre le gouvernement, contre la direction de l’entreprise nationalisée et contre la CGT, courroie de transmission du Parti communiste alors au gouvernement. Au cours de cette période, les grèves furent nombreuses mais aucune ne prit ce caractère qui se rattachait aux plus pures traditions ouvrières.
Au cours de ces journées où l’usine fut entièrement dans les mains des ouvriers, nous fûmes présents grâce à une centaine de travailleurs qui sympathisaient avec nos idées, la plupart appartenant à la CNT et à l’émigration espagnole. Les réunions que j’organisais aux alentours des bâtiments de l’usine de Billancourt ne rassemblèrent jamais de grandes foules, mais elles me permirent de garder le contact avec ceux d’entre nous qui avaient une certaine influence dans les ateliers. Avec les militants du groupe Louise Michel, nous pénétrâmes en voiture plusieurs soirs de suite dans l’usine pour y semer des tracts et laisser des numéros du Libertaire sur les établis. Mais nous n’avions pas sur place de camarades suffisamment avertis pour orienter la bataille des travailleurs contre leur direction appuyée par les communistes, et tout le poids en retomba sur la gauche socialiste et sur les éléments trotskistes. La grève dura trois semaines. Pris à la gorge par les grévistes, les communistes furent contraints d’accepter les revendications du personnel, ce qui amena le socialiste Ramadier à les chasser de son gouvernement. Ce fut cette petite canaille de Duclos qui, donnant le signal du retrait, prononça cette parole historique : « Nous ne nous laisserons pas tourner à gauche ! »
Sur la fin, la lassitude gagna les grévistes, et le poids du nombre jouant, les staliniens, auxquels leur départ du gouvernement avait donne une nouvelle virginité, retrouvèrent une partie de leur influence sur les travailleurs.
Pourtant cette grève, à laquelle une certaine presse nous accorda une influence disproportionnée pour la part que nous y prîmes réellement, étendit cette influence parmi la population, et c’est à partir de cette époque que la Fédération anarchiste fut considérée autrement que comme un groupuscule négligeable. Présents, nous l’avions été, c’était incontestable. J’étais intervenu plusieurs fois dans les ateliers, nous avions fait des réunions à la porte de l’entreprise, distribué des tracts aux bouches du métro. J’avais pris avec Bois, le militant trotskiste qui fut la cheville ouvrière de cette lutte, un contact épisodique sans grande chaleur, chacun redoutant de tirer les marrons du feu pour l’autre.
Cette grève exemplaire fut plus importante par ses répercussions sur la vie politique du pays que pour les avantages qu’en tirèrent les ouvriers de chez Renault. Ceux-ci furent cependant réels, car Ramadier céda sur une bonne partie des revendications concernant les salaires, mais ces avantages furent rapidement dévorés par l’augmentation des prix qui, à cette époque, avec les rémunérations se faisaient allègrement la courte échelle.
Cependant, pendant des années le Parti communiste va rester à l’écart de la vie politique officielle, ce qui conduira le Parti socialiste à rechercher le complément dont il avait besoin pour gouverner sur sa droite et à conclure des alliances contre-nature avec ce marais constitué, au centre de la représentation parlementaire, de ce qui restait des radicaux et de la démocratie chrétienne, qui avait alors la fâcheuse tendance à recouvrir la nudité des images pieuses par des écharpes rouges… disons roses, pour être plus exact.