Ignorance ou complaisance ? Encore quelques vérités sur l’écologisme

mis en ligne le 21 avril 2011
La réédition de l’important livre de Lewis Mumford, La Cité à travers l’histoire, a fourni le prétexte d’écrire, dans un numéro récent du Monde libertaire, quelques contrevérités sur l’écologisme qu’il importe de rectifier 1. En effet, le séisme, le tsunami et les accidents nucléaires au Japon charrient déjà leur dose d’analyses contradictoires sur un sujet suffisamment crucial pour qu’il ne soit pas nécessaire d’ajouter de la confusion.

Thoreau n’est pas l’inventeur de l’écologie
Contrairement à ce que beaucoup ont affirmé et cru pendant longtemps, David Henry Thoreau (1817-1862) n’est pas l’inventeur du mot « écologie ». Celui-ci n’apparaissant que dans une seule missive de sa volumineuse correspondance, il semblait étonnant que Thoreau, qui a beaucoup écrit sur la nature, ne l’ait pas davantage utilisé. Il s’agit en fait d’une mauvaise écriture de sa part sur une de ses lettres manuscrites (1850) et ensuite d’une mauvaise lecture de la part de son éditeur ultérieur, Walter Harding. Pressé de questions par un botaniste, Harding a finalement reconnu qu’il s’était trompé et que, à la place du « E », il fallait lire « G », pour Geology (Géologie) 2. Qu’importe pour les écologistes à la recherche de totems, la fable s’est répandue et court encore.
Quant à Thoreau lui-même, il s’agit d’un personnage complexe. Son combat contre l’esclavagisme et son traité sur la désobéissance civile (1849) sont éminemment salutaires. Cela n’en fait pas pour autant un anarchiste, même si certains courants libertaires américains se sont intéressés à sa pensée. D’ailleurs, Thoreau a régulièrement fait le choix, jusqu’à la fin de sa vie, de la voie électoraliste. Combiné à ses aventures dans les bois et à son adhésion à la philosophie mystique du transcendantalisme de Ralph Waldo Emerson, cela en fait plutôt un précurseur de l’écologisme, avec toutes les précautions qu’un tel anachronisme induit.
Sa tactique de désobéissance civile est valable aussi bien pour les anarchistes que pour d’autres, comme le mouvement non-violent qui se reconnaît en lui, ou même pour tout bon démocrate passionné de justice.

Le productivisme n’est pas exactement ce qu’on croit
Il est bien entendu faux, et culotté, d’attribuer à Reclus et à Kropotkine une critique du « productivisme » pour la bonne raison que ce concept n’existait pas. En outre, Reclus et Kropotkine sont pour une augmentation de la production, mais d’une autre façon et avec une autre répartition.
L’histoire du concept de productivisme est en soi suffisamment révélatrice. Sous réserve de recherches ultérieures, il semble que son invention se situe au sein du mouvement… anarchiste. L’idée du productivisme est en effet prônée par des anarchistes militant dans les Conseils d’usine à Turin pendant le Biennio rosso (1919-1920). Pour ces anarchistes comme Pietro Mosso ou Ettore Molinari publiant dans la célèbre revue Ordine nuovo, l’objectif est de parvenir à une organisation rationalisée de la production, sans pour autant tomber dans le taylorisme 3. Par la suite, la critique du productivisme, ou antiproductivisme, naît, sous ce nom, au sein du mouvement non-conformiste liée à la première Nouvelle Droite en France, au cours des années 1920-1930, car cela évitait à celle-ci l’inconvénient – trop socialiste ou trop anarchiste – de se dire « anticapitaliste 4 ».
On voit bien l’enjeu à l’époque, et de nos jours encore : pour un bon nombre d’opposants au « système », il faut éviter de critiquer les caractères mêmes du système capitaliste : le salariat, la propriété privée et la marchandise. Le mot d’« antiproductivisme » est parfait pour cette mission typique de la petite bourgeoisie propriétaire et repue. Remarquons que la quasi-totalité des écologistes actuels n’entendent pas non plus remettre en cause le salariat ou la propriété privée. Ils ne critiquent que la marchandise, rejoignant en cela leurs alliés marxistes ou ex-marxistes dont c’est le dada idéologique. La notion a priori sympathique d’« antiproductivisme » reste donc un cache-sexe qui empêche de souligner que le capitalisme ne produit pas pour produire mais pour vendre.

Lewis Mumford, penseur critique aux influences multiples
Il existe effectivement un lien entre Thoreau et Lewis Mumford (1895-1990) : leur admiration pour le transcendentalisme d’Emerson. C’est ce qu’exprime Mumford dans Golden Day (1926), notamment. Une telle filiation reste à analyser en profondeur, mais, contrairement à Thoreau, Mumford ne cultive pas une vision mystique de la nature. Il n’hésite pas à parler de « planification urbaine », ce qui le connecte au socialisme.
Sa critique de la « mégachine » est effectivement reprise par Jacques Ellul et Ivan Illich qui ont pour point commun leur philosophie chrétienne et leur foi religieuse leur permettant de critiquer le « désenchantement du monde », c’est-à-dire, en réalité, de critiquer la prétention, selon eux, qu’a l’être humain de se substituer à Dieu dans le processus de création, de fabrication et de manufacture, d’où une attaque frontale contre la technologie. Comme on le sait, Ellul comme son collègue Charbonneau, pionniers de l’écologisme, sont des croyants protestants résolus, jusqu’à la fin de leur vie. Ils placent Dieu au centre de leur vision du monde 5.
Il n’est pas anodin de remarquer que Lewis Mumford a fréquenté des intellectuels chrétiens, dont un certain Jean de Menasce, un moine dominicain comme Illich. Il le décrit ainsi dans ses mémoires : « Avec le Père de Menasce, je me suis senti comme je me sentirai plus tard avec le pape Jean XXIII : avec deux de ces deux papes Jean, je pourrais devenir catholique ; avec trois, je pourrais même devenir chrétien 6. » Lewis Mumford a également lu les travaux de son ami Reinhold Niebuhr, un luthérien qui a fondé une revue au titre explicite, Christianity and Crisis, qu’il trouve trop croyant mais dont il partage certaines idées 7.

Rudolpf Bahro, du gauchisme à l’écofascisme
La critique de la « mégamachine » est également reprise par Rudolf Bahro (1935-1997), comme le rappelle l’article du Monde libertaire mais qui oublie curieusement de décrire la véritable pensée de ce personnage.
Bahro est d’abord un membre du SED, les services secrets de l’ex-RDA, et un fonctionnaire du ministère de l’Industrie en RDA. Il gagne sa réputation à la fin des années 1970 comme dissident avec un livre titré L’Alternative, qui a beaucoup circulé dans les milieux militants occidentaux 8. Il devient le symbole d’une nouvelle gauche qui se cherche dans la critique du « socialisme réel », et qui a besoin d’une figure située de l’autre côté du Mur ne jetant pas le bébé marxiste avec l’eau du bain. Réfugié en Allemagne de l’Ouest en 1979, Bahro quitte la critique sociale du capitalisme pour évoluer vers un pessimisme culturel, estimant que « la nécessité d’une transcendance religieuse est un sujet naturel dans le monde intérieur de l’être humain ». Il recommande la lecture d’Herbert Gruhl (1921-1993), un écologiste ultra-conservateur, et répudie la « lutte des classes » dans « l’intérêt de l’espèce » (sic). Il affirme que « notre but doit être la reconstruction de Dieu 9 ».
Bahro devient un porte-parole du courant fondamentaliste au sein des Grünen, qu’il quitte en 1985. Dans un discours donné à Hambourg, il déclare qu’il existe des similarités structurelles entre les Grünen et le mouvement nazi, regrettant que les Grünen ne les utilisent pas alors qu’ils le devraient. Selon lui, « l’autre république que nous voulons sera une association de communautés de vie au sein desquelles Dieu et déesse seront le centre 10 ». Bahro évolue de plus en plus dans le milieu ésotérique New Age. Ses préoccupations tournent autour de « la crise écologique » et de « ses structures profondes ». Il pense désormais que l’écologie « n’a rien à faire avec la gauche et la droite ».
En 1989, il fonde, vers Trèves, le centre Lernwerkstatt, une « académie écologique pour le monde », où il donne des cours sur l’écologie profonde, le Zen, le holisme, le soufisme et l’identité allemande. Il détient également une chaire à l’université Humboldt de Berlin intitulée « écologie sociale ». Il se lance dans des explications biologistes sur tout, attribuant aux « forces motrices génotypiques du paléolithique », la capacité de gouverner le cerveau de manière inconsciente.
Son mysticisme se révèle clairement dans un livre de 1987 intitulé La logique du salut (ou « de la Rédemption ») (Logik der Rettung), et sous-titré Qui peut arrêter l’apocalypse ? 11. L’apocalypse est possible car l’autodestruction est inscrite dans la nature humaine dont la tendance égoïste est due à un éloignement du monde cosmique. Par conséquent, seul un retour vers ce monde cosmique, « l’intégration de notre existence dans la globalité du monde qui peut seulement s’accomplir intuitivement » assurera le salut. Bahro insiste sur les valeurs spirituelles, qui seules enrayeront la crise écologique globale, et sur la conscience tribale. La jonction s’effectue au niveau national-identitaire, par une appréciation des valeurs ethno-culturelles. Bahro s’intéresse beaucoup à « l’essence allemande » (deutsche Wesenheit). Il valorise « l’héritage allemand » qu’il oppose aux Lumières et au socialisme. Selon lui, il faut « libérer les parties brunes » du caractère allemand, car « il y a un appel profond au sein du Volk pour un Adolf vert 12 ».
Comme beaucoup d’autres, Bahro croit que seuls des moyens autoritaires pourront résoudre la crise écologique. Le gouvernement qu’il appelle de ses vœux sera élitiste et spirituel, « un gouvernement de salut » (Rettungsregierung), un « État divin » (Gottesstaat), dirigé par « une nouvelle autorité au plus haut niveau » : un « prince du tournant écologique ». Exprimant la « voix du divin », ce prince, éventuellement collectif, dictera les lois de Dieu et de la nature pour convertir la société actuelle à « l’ordre conforme à la nature ». Émergera ensuite la « fédération globale des tribus » avec un « conseil écologique » comme « instance spiritualo-politique », à la tête duquel Bahro pensait à Gorbatchev, « la figure politique la plus merveilleuse que j’ai vue dans ma vie » avoue-t-il, un Gorbatchev qui a d’ailleurs écrit un livre sur l’écologie.
Mais la menace n’est pas loin. Pour Bahro, « quiconque n’apporte pas sa coopération au gouvernement mondial (Weltregierung) devra le payer 13 ». « Gouvernement mondial », c’est une expression que l’on retrouve ailleurs, chez le philosophe Hans Jonas par exemple, gourou des écologistes. Heureusement, personne ne devra avoir peur, car « un peu de dictature est nécessaire » pour résoudre les problèmes actuels. Last but not least, « ce sont, en dépit de toutes les mauvaises expériences, les plus fortes dispositions politico-psychologiques de notre peuple [qui rendent] les Germains plus responsables que les autres peuples pour assurer ce leadership charismatique 14 ». On peut ainsi voir que d’Adolf à Rudolf, l’histoire allemande semble tragiquement tourner en rond…
Et Bahro n’est pas isolé. Grâce à sa chaire, à son école et à ses livres, il fait des émules comme Rainer Langhans ou Jochen Kirchhoff, et… jusque dans les colonnes du Monde libertaire, ce qui est proprement stupéfiant.

Il ne fallait pas désespérer Billancourt

Où est le problème diront certains ? Pourquoi toutes ces rectifications sur l’écologisme ? La réponse est simple : on ne construit pas une justice sur des demi-vérités ou des mensonges. En mai 1968, il ne fallait pas dire la vérité sur l’Union soviétique « pour ne pas désespérer Billancourt ». En 2011 faut-il rester muet, ne pas rappeler par exemple que le Vatican et le Front national sont contre le nucléaire 15, pour ne pas désespérer la base écolo ou la candidature Hulot ? Entre le jusqu’au-boutisme des nucléocrates et le chemin bancal des écologistes qui s’attaquent aux conséquences du capitalisme, pas aux causes, une autre voie existe. L’Allemagne s’apprête à quitter le nucléaire : est-elle pour autant un havre anticapitaliste et autogestionaire ?





1. « L’Utopie ou la nécropole ? 5 000 ans d’histoire urbaine », Le Monde libertaire, n° 1629, p. 18-19. Encore un titre catastrophiste, bien dans l’air du temps mais contradictoire avec la pensée même de Lewis Mumford.
2. Henry David Thoreau, Cahier de l’Herne, coll. « L’Herne », Paris, 1994.
3. Levy Carl (1999) : Gramsci and the Anarchists. Oxford-New York, Berg.
4. Loubet del Bayle Jean-Louis (1969) : Les non-conformistes des années 30, une tentative de renouvellement de la pensée politique française. Paris, Seuil.
5. Jacob Jean (2011) : « La technique, oh my god ! ». Le Monde libertaire, n° 1622, p. 16-17 et n° 1623, p. 16-17.
6. Miller Donald L. (2002) : Lewis Mumford, a life. New York, Grove Press, p. 238.
7. Hulsether Mark (1999) : Building a protestant left, Christianity and Crisis magazine, 1941-1993. Knoxville, The University of Tennessee Press.
8. Bahro Rudolf (1979) : L’Alternative : pour une critique du socialisme existant réellement. Paris, Stock..
9. Bahro Rudolf (1984) : From Red to Green : interviews with New Left Review. London, Verso, trad. Gus Fagan & Richard Hurst, p. 220-221.
10. Bahro Rudolf (1985) : Hinein oder hinaus ? Wozu steigen wir auf ? Rede aus der Bundesdelegiertenkonferenz der Grünen. Kommune, 1, Hambourg, p. 40-43.
11. Bahro Rudolf (1987) : Logik der Rettung : Wer kann die Apokalypse aufhalten ? Ein Versuch über die Grundlagen ökologischer Politik. Weitbrecht, Stuttgart & Vienna.
12. Bahro (1987), op. cit., p. 399.
13. Bahro Rudolf (1989) : Connection. Cité par Ditfurth Jutta (1992) : Feuer in die Herzen : plädoyer für eine Ökologische Linke Opposition. Hamburg, Carlsen Verlag, p. 207-208.
14. Bahro (1987), op. cit., p. 344-345.
15. Ndlr. Rappelons que la Fédération anarchiste est favorable à une sortie totale du nucléaire, comme l’exprimait son communiqué paru en page 8 du n° 1629 du Monde libertaire.



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


camille

le 31 juillet 2011
Quel sectarisme ! Et cette frénésie de l'amalgame, on dirait du Vychinski... Avec un petit fumet de xénophobie (Rudof/Adolf) pour faire bonne mesure. Comme dit je ne sais plus quel crétin, on est "proprement stupéfié" de trouver pareilles sottises dans le ML. Camille.

Justin Takeo

le 27 novembre 2012
Oui, c'est vrai, Rudolph Bahro est complètement sectaire, comme Adolf ! Il suffit de les lire, même si ce n'est pas très agréable. JT.