Gabrielle Petit, l’indomptable : une femme affranchie

mis en ligne le 24 mars 2011
Gabrielle Petit vécut de 1860 à 1952. Comme tant d’autres féministes plus ou moins proches des idées libertaires, son nom est presque inconnu aujourd’hui. Et pour cause, il ne nous reste d’elle que ses articles parus dans la revue La Femme affranchie qu’elle dirigera de 1904 à 1913, puis à nouveau dans les années trente, ainsi que ses témoignages lors de ses deux procès pour « agitatrice ». Madeleine Laude a tenté dans ce dernier ouvrage paru aux éditions du Monde libertaire de la faire revivre au sein d’une époque ô combien opaque. Du bel ouvrage !

Une bergère « aux antipodes de Jeanne d’Arc »
Gabrielle Petit est née dans une famille de meuniers du Cantal et, fait courant à cette époque, travaille dès l’âge de 8 ans ; elle aide ses parents et garde également les chèvres. Ne pouvant rester indifférente devant la souffrance, surtout celle des vieillards et des enfants, comme elle l’avouera plus tard, lors d’un de ses procès, « vers l’âge de 10 ans, sans rien dire à personne j’allais déjà porter du pain, des châtaignes, des pommes de terre et une grosse bûche pour se chauffer aux vieilles grands-mères et aux vieux grands-pères, comme il y en avait des gros tas dans notre maison, mon larcin ne se voyait pas ». À 14 ans, elle connaît son premier démêlé avec la justice pour avoir jeté des pierres sur la voie du chemin de fer, sur un train en marche. Elle et son amie sont condamnées à une amende. Elle ne va pas à l’école et ainsi qu’elle l’explique lors de son premier procès : « Jusqu’à 20 ans, je n’ai eu d’autre professeur que la nature, les champs, les prés, la forêt pour bibliothèque, le livre de la vie, le plus complet et le plus nouveau car il a une page nouvelle chaque jour. » Ceci ne l’empêche pas de développer une éloquence innée, qui la fera devenir l’une des oratrices révolutionnaires françaises les plus renommées du début du XXe siècle. Si sa sœur restera sa vie durant dans leur petit village du Cantal sous la coupe familiale, Gabrielle choisit très jeune la voie de l’émancipation. On ne sait rien des raisons qui la poussent à partir en Amérique où elle a un fils, puis à se séparer de son compagnon (amour libre oblige ?). Toujours est-il qu’on ne la retrouve en France qu’à l’âge de 32 ans, où elle élève seule son fils.

Une générosité et une réalité qui mènent au féminisme
On ne sait rien de ses activités jusqu’en 1897, alors qu’elle est âgée de 37 ans. Elle est gérante d’un magasin de chaussures. Son fils a 11 ans. Mais c’est son activité de défense et d’assistance aux femmes et aux enfants qui lui ouvre la voie vers le féminisme. Entre 1898 et 1913, on compte en France une vingtaine d’associations et d’unions féministes, dont les revendications sont relayées par dix-huit journaux voués à la cause. Si le mouvement féministe est si présent, c’est qu’à la fin du XIXe et au début du XXe siècle tout reste à conquérir. Par exemple, en 1904, le gouvernement entend fêter avec faste le centenaire du Code civil (le fameux code Napoléon) qui a privé les femmes mariées de tous droits. Pour justifier ce choix, Montlosier écrit dans ses Commentaires sur le Code civil : « La femme, les enfants mineurs, les serviteurs n’ont pas de propriété propre parce qu’ils sont propriété eux-mêmes. » La femme doit obéissance à son mari, elle ne peut ni travailler, ni ouvrir un compte en banque, ni se syndiquer, ni poursuivre quelqu’un en justice. En cas de décès de son mari, elle n’hérite de lui que si ce dernier, ou sa famille, n’ont aucun descendant. De ce fait, la misère des filles-mères et des veuves est souvent terrible. Ce n’est qu’en 1884 que la loi Naquet autorise le divorce, mais ils sont peu nombreux (moins de 15 000 par an) car ils coûtent très cher, et l’on a vu que peu de femmes travaillent et sont libres de gérer leurs revenus.

La femme, « un être inférieur »
À cette époque un préjugé tenace consiste à affirmer l’infériorité intellectuelle des femmes. Pierre Grimanelli, qui revendique sa filiation avec Auguste Comte, décrit ainsi en 1905 l’hystérie féminine : « Exaltation du sentiment maternel avec retentissement sur l’appareil ovarique et réaction de celui-ci sur le cerveau pour en aggraver l’état de disharmonie. » Selon lui, le cerveau féminin est par nature atteint d’une disharmonie. Dans ces conditions, pourquoi donner une instruction solide à un être aussi fragile ? Cependant, les lois de Jules Ferry établissent l’enseignement primaire gratuit, obligatoire et laïque, et, si des lycées de jeunes filles gratuits sont créés dès 1880, les études ne sont pas sanctionnées par le baccalauréat. Les programmes féminins sont réduits et se bornent à en faire « de bonnes épouses et de bonnes mères ». L’enseignement professionnel est très peu développé pour les filles, si bien que les ouvrières entrent particulièrement démunies sur le marché du travail, quand encore un patron veut bien les embaucher ! Elles se retrouvent donc à pratiquer les travaux les plus pénibles et les plus mal rémunérés. Qu’importe, puisque dans les familles bourgeoises, l’épouse doit se consacrer à son mari et à ses enfants ! Dans les familles pauvres, les femmes ont moins le choix, mais l’accès au travail leur est difficile puisque, dans leur grande majorité, les syndicats sont hostiles au travail des femmes. Dans les congrès syndicaux, dans la presse syndicale, aucune discussion réelle sur les salaires et les conditions de travail des femmes n’est abordée. Elles n’ont donc comme ultime recours que celui du travail à domicile, véritable bagne « à la maison », où les lois de réduction des heures de travail ne s’appliquent pas, tandis que le patronat développera longtemps ce type d’emploi… En 1936, un tiers des travailleuses exercera encore chez elles… Une autre forme d’exploitation féminine est celle des nourrices, traitées par les bourgeoises comme des « vaches à lait » pour nourrir leurs enfants (au détriment de ceux des nourrices), tandis qu’elles se font exploiter par les « bureaux de placement ». Il reste encore aux femmes la solution de la prostitution, traquées par la police des mœurs autorisée à les arrêter sans mandat et à les incarcérer sans jugement dans la tristement célèbre prison de Saint-Lazare, à Paris. Enfin, les femmes n’ont pas le droit de vote et surtout n’ont pas accès aux méthodes de limitation des naissances. C’est donc sur tous ces fronts que Gabrielle mènera une lutte acharnée durant de longues années.

Les années d’engagement
C’est ce contexte qui mène naturellement Gabrielle Petit à la révolte et au militantisme. Sa rencontre avec Marguerite Durand ne sera pas neutre non plus dans son engagement politique. Issue d’un milieu bourgeois, Marguerite Durand, après le théâtre, se tournera vers la défense des droits des femmes et créera un journal féminin La Fronde. Gabrielle y fera ses premiers pas dans le journalisme et c’est forte de cette expérience qu’elle fondera à son tour La Femme affranchie, dont le premier numéro sort en août 1904. Elle s’appuie sur le soutien d’un ancien communard, Jean Allemane, déporté en Nouvelle-Calédonie, qui résout avec elle l’épineux problème du financement du journal. Il provient des abonnements, de la vente à la criée et de la vente aux syndicats et militants. De 1904 à 1907, l’équipe se renforce de nombreuses rédactrices aujourd’hui tombées dans l’oubli, mais également de deux autres plus connues, Odette Laguerre (pacifiste et féministe, qui fondera la Ligue internationale des mères et éducatrices pour la paix) et Nelly Roussel, issue d’une famille bourgeoise catholique, mais qui rompt à 20 ans avec les valeurs familiales pour se tourner vers la lutte féministe. En plus de la revue, Gabrielle enchaîne dans toute la France, grâce à son éloquence naturelle, des conférences sur ses sujets de prédilection et l’exploitation des femmes. C’est au cours de l’une d’elles qu’elle rencontre Julia Bertrand, qui l’amènera vers les thèses libertaires. De 1904 à 1910, Gabrielle donne 2 000 conférences dans 58 départements ! Elle soutient également les nombreux mouvements de grèves qui fleurissent ces années-là à travers le pays.

Gabrielle Petit « ennemie publique »
Son soutien inconditionnel aux grévistes ne passe pas inaperçu et c’est à partir de ce moment-là qu’elle est étroitement surveillée par la police. Le 1er août 1907, elle est arrêtée sans explication à Granges, dans les Vosges, et conduite en prison. À son procès, on lui reproche d’avoir tenu des propos antimilitaristes au cours d’une conférence et d’avoir, dans un train, provoqué des militaires à la désobéissance et au vol des armes. Elle a été dénoncée par deux faux témoins et, malgré le soutien de nombreux militants, elle restera en prison jusqu’au 1er février 1908. Devenue une personne « dangereuse », elle sera dorénavant accompagnée dans tous ses déplacements par un commissaire de police ou un gendarme. Mais cette restriction à sa liberté ne l’empêchera pas de continuer à sillonner la France, courant de conférences (elle en fait parfois 3 par jour) en soutiens aux grévistes. En 1908, Gabrielle est de nouveau arrêtée le 2 août, tandis qu’elle soutient les grévistes des soieries de Besançon, au prétexte, une fois encore qu’elle fait de la propagande antimilitariste. Elle est devenue « une femme à abattre », et sera inculpée lors de son procès particulièrement retors qui se tiendra le 29 août. À la suite de ce procès, les grévistes se démobilisent et acceptent les conditions patronales, tandis que, contrairement aux promesses de l’administration, 300 ouvriers sont laissés sur le carreau et ne sont pas réembauchés. Gabrielle sera la seule manifestante emprisonnée et ne sortira que le 13 novembre 1908, ce qui ne l’empêchera pas de continuer à participer à la revue La Femme affranchie, à des conférences et autres soutiens militants durant les années suivantes. « On peut encore m’emprisonner et même me tuer, me mater, jamais ! »

De plus en plus antimilitariste
Au début de l’année 1913, Gabrielle Petit et Julia Bertrand, sentant monter la menace de la guerre, rédigent un numéro spécial, tandis que la voix des nationalistes se fait de plus en plus véhémente et violente contre les pacifistes, et tout particulièrement contre Jaurès qui est assassiné le 31 juillet 1914. Le 3 août, l’Allemagne déclare la guerre à la France. Le désespoir et la colère saisissent les militants pacifistes, d’autant que le parti socialiste et la CGT oublient leurs belles résolutions et se groupent autour du gouvernement de défense nationale. Jouhaux, secrétaire général de la CGT, se retrouvera même à siéger au Comité de secours national à côté de Maurice Barrès et Charles Maurras, représentants de la droite nationaliste… On ne sait rien de ce qui advient de Gabrielle durant la guerre. Toujours est-il qu’on la retrouve dans les années 1920, alors que le gouvernement ne parle que de « repeupler le pays » et qu’une loi aggrave les peines des femmes ayant subi un avortement et celles qui exercent l’activité d’avorteuse. Un nouveau combat pour l’infatigable Gabrielle Petit. En 1927, tandis qu’elle séjourne successivement dans les Vosges, le Lot, la Charente, elle est toujours inscrite au carnet B et flanquée d’un gardien de la paix. Ce qui ne l’empêche pas de continuer à sillonner le pays, reprenant ses conférences en faveur du pacifisme et du droit de vote pour les femmes, même si, en tant que sympathisante libertaire, elle considère que ce combat a ses limites et dénonce les tares du parlementarisme. En effet, pour elle « être antivotant n’est pas en contradiction avec la revendication du suffrage féminin. Pour s’abstenir et manifester par ce moyen sa condamnation du comportement des politiciens, faut-il encore avoir le droit de voter ! » On ne compte pas tous les endroits où elle s’est rendue pour faire partager ses convictions et ceci pratiquement jusqu’à la fin de sa vie en 1952, à l’âge de 92 ans. Une belle histoire qui, si elle ne s’inspire que des numéros retrouvés de La Femme affranchie et des deux procès de Gabrielle Petit, nous fait traverser des années de combat, revivre et comprendre toujours un peu mieux notre histoire et plus particulièrement celle de la lutte des femmes.