Alternatives en actes et syndicalisme

mis en ligne le 17 mars 2011
Dans son article intitulé « Alternatives : pragmatisme plutôt que dogmatisme » (voir Le Monde libertaire n° 1626), Amy Tsun « appelait » les anarchistes à s’impliquer dans les alternatives en actes (amaps, coopératives de productions, communautés autogérées, etc.). Si je n’ai rien contre un investissement des militants libertaires dans ces projets riches en expériences, je pense qu’il est nécessaire de nuancer leur portée et, surtout, leur importance, notamment au regard d’autres formes de lutte.
Si les alternatives en actes constituent, en effet, des espaces de politisation importants et des témoignages « vivants » de la pertinence de certaines pratiques libertaires (autogestion, entraide), ça ne l’est qu’à une échelle extrêmement réduite. Une grosse amap, par exemple, ne concerne généralement que quelques centaines de personnes. Certes, c’est déjà pas mal, mais c’est toujours bien peu comparé à l’échelle nationale, voire même internationale. Et, au fond, la question qui se pose aujourd’hui est de savoir si, même additionnées, des micro-unités de production seraient en mesure d’assurer la subsistance du plus grand nombre ? La question est à soulever et j’espère la voir traiter prochainement dans les colonnes de notre journal, mais, personnellement, je suis convaincu que ce genre d’alternatives n’est fondamentalement pas en mesure de répondre aux besoins de plusieurs millions de personnes. Comment une petite agriculture paysanne pourrait nourrir 60 millions de Français ? Comment un petit artisanat pourrait répondre intégralement à la demande de consommation de millions d’individus ? L’importance actuelle de la démographie humaine nous oblige à vivre dans une société industrielle, et vouloir en sortir serait suicidaire. La situation sera la même (ou pire) demain et, de fait, il est évident que la société anarchiste ne pourra se passer d’industries, au risque de ne pas pouvoir combler les besoins de tout un chacun. Et c’est pourquoi, les alternatives en acte – qui ont un champ d’action très restreint – ne constituent pas, au fond, une alternative économique à long terme : ce ne sont pas des forces de proposition, mais des « pansements », des lieux de refuge pour fuir le système présent et proposer, dans l’immédiat, quelque chose d’un peu différent. Et si elles permettent, en effet, d’expérimenter dès aujourd’hui, à petite échelle, une forme d’autogestion, de démocratie directe et d’entraide (ce qui est suffisamment intéressant, il est vrai, pour que les anarchistes ne les délaissent pas), il faut veiller à ce qu’elles ne nous poussent pas à faire l’économie d’une réflexion globale d’un projet de société fonctionnant à grande échelle, capable de tisser un véritable tissu économique et non pas seulement quelques amaps et petites coopératives de production.
Je ne partage pas non plus l’avis d’Amy Tsun lorsqu’elle conçoit les alternatives en actes comme de « nouvelles formes de lutte » qui se substitueraient aux syndicats et aux manifestations, devenues inutiles et incapables d’organiser quoi que ce soit. Car, malgré l’emprise de leurs bureaucraties et malgré une base qui, en grande partie, n’a aucune velléité révolutionnaire (reconnaissons-le, et c’est bien pourquoi on ne peut vraiment parler de « trahison » des confédérations syndicales lors du dernier mouvement), les syndicats restent des outils de lutte dans lesquels existe, fondamentalement, un véritable potentiel révolutionnaire (il ne tient qu’à nous d’œuvrer pour le faire éclore). C’est à travers eux que les travailleurs s’organisent et, de fait, c’est d’eux que sortira le mouvement de grève générale, le seul moyen dont nous disposions pour faire plier les capitalistes et l’état et construire une autre société, débarrassée de la domination et de l’exploitation. Car en dehors d’un blocage effectif de l’économie (et donc du système qui s’est construit autour), on ne peut rien espérer, si ce n’est une utilisation permanente de nos révoltes par le pouvoir pour justifier toujours plus de répression. Dès lors, considérer que les « syndicats sont à bout de souffle » et qu’ils ne « mènent plus à grand-chose » et, en réponse à cela, brandir l’étendard des alternatives en actes, est, à mon sens, bien peu judicieux. Car s’il y a bien des outils et des espaces que les anarchistes doivent aujourd’hui se réapproprier, ce sont les syndicats.
De fait, il me semble risquer, aussi bien pour les indispensables luttes quotidiennes dites « réformistes » que pour la construction d’un projet révolutionnaire (dont les syndicats sont, à mon sens, le principal moteur), de « déserter » les manifs et les organisations syndicales au profit de cette autre activité militante. Et d’ailleurs, syndicalisme et alternatives en acte étant deux activités militantes à la portée, à l’échelle et aux buts très différents, il me paraît difficile de penser que la seconde devrait remplacer la première.
Pour autant, et au risque de me répéter, mon propos n’est pas de dire que l’un exclu l’autre, mais qu’au contraire, entre alternatives en actes et syndicalisme, il y a une convergence possible, si ce n’est nécessaire. Je suis en effet profondément convaincu que les syndicats devraient s’emparer de ces alternatives et entamer des réflexions autour des questions et des problèmes auxquels elles essaient de répondre dans l’immédiat. D’autant que, par les liens interprofessionnels que les organisations syndicales ont la possibilité de tisser, ces réflexions pourraient aller de pair avec une réflexion de fond, menée au sein des syndicats, pour élaborer – ou poursuivre l’élaboration – un projet de société révolutionnaire qui ne se réfugierait pas dans le local et la petite échelle. Les bourses du travail et les unions locales sont des lieux qui pourraient être réinvestis pour discuter et débattre de ces problématiques, qui sont d’autant plus essentielles pour les syndicats que ces derniers devront être, le moment venu, en mesure d’organiser, de lancer et de gérer l’économie révolutionnaire. évidemment, tout cela demande un travail de longue haleine, difficile et qui ne pourra jamais se faire si les anarchistes ne décident pas de réinvestir massivement les organisations syndicales. Et c’est pourquoi un engagement dans les alternatives en actes, conçu comme nouvelle forme de lutte en rupture avec le syndicalisme (considéré comme désormais incapable ou inefficace), me paraît être inadéquat et risqué, une sorte de pari perdu d’avance qui continuerait à limiter les pratiques anarchistes à des microcosmes sans aucune portée sociale.
Alors, non, en effet, les alternatives en actes ne sont pas des projets ou des réalisations à jeter sous le faux prétexte d’absence de dynamique ouvertement révolutionnaire. Tout comme les syndicats ne sont pas désuets ou désormais dépourvus de toute capacité à changer la société. Et, à mon sens, la vraie question – défi ? – qui se pose aujourd’hui aux militants révolutionnaires, c’est de savoir comment articuler ces alternatives autour des organisations syndicales.