Auguste Vermorel : anarchiste proudhonien et communard

mis en ligne le 3 mars 2011
1625CommuneBien connu des historiens de la Commune de 1871, Vermorel est toutefois apprécié de façon contradictoire. Les partisans de la Commune voient en lui un révolutionnaire aux tendances autoritaires et pour les opposants c’est un réformateur venu presque par erreur à la Révolution ! Mais, dans tous les cas, on se garde bien de souligner son caractère libertaire et ses positions anarchistes. Le portrait peu flatteur et injuste qu’a laissé Vallès dans L’Insurgé ajoute à cette confusion.

Mais qui était donc Auguste Vermorel ?
Auguste Jean-Marie Vermorel est né à Denicé dans le Rhône, le 23 juin 1841. Il manifeste très jeune une ambition littéraire qu’il veut inscrire dans le courant réaliste, mais il délaisse rapidement ce projet de psychologie moraliste pour s’engager dans la voie du journalisme politique. Jules Clarétie remarque alors très justement que « Vermorel était peut-être celui des jeunes gens qui, la plume à la main, avait le premier, sous l’Empire, commencé la lutte pour la liberté ». En 1863, il écrit une remarquable préface pour la réédition de La Servitude volontaire de La Boëtie. Dans La Presse de Girardin, puis dans Le Courrier Français, qui deviendra l’organe français de l’Association internationale des travailleurs (AIT), il diffuse ses idées avec, notamment, la collaboration de Georges Duchêne et Pierre Denis. Le journal devint quotidien et Vermorel rappelait l’idée fondamentale de sa politique dans le numéro du 18 juin 1867 : « Nous avons relevé le drapeau socialiste, affirmant les grands principes dont Proudhon a été le dernier confesseur et qui, depuis la suppression du Peuple, n’ont plus eu d’organe avoué. »
Le jeune propagandiste voulait en finir avec la réaction et la trahison des hommes politiques qui prétendaient représenter l’opposition au Second Empire. « Il faut arracher le masque à ces hommes. Il faut faire connaître leur passé », écrivait-il dans une brochure de 1868. « L’objet du socialisme, écrit-il la même année, est de supprimer le gouvernement, d’abolir le principe arbitraire d’autorité, et de substituer à la hiérarchie des pouvoirs politiques l’organisation des forces industrielles. » Pour Vermorel « mieux vaut pour le peuple, ou pour la minorité du peuple qui a conscience de son idée, s’abstenir que de voter contre ses principes et contre sa conscience », mais il note que cette théorie « si vigoureusement développée par Proudhon, aurait tout à gagner à être portée à la tribune, et à se trouver ainsi signalée aux réflexions du peuple entier qu’elle intéresse ». En fait, les proudhoniens abstentionnistes seront contraints de présenter des candidatures de protestation à l’occasion des élections législatives de 1869. Ce faisant, ils renouaient avec la tactique proudhonienne de 1848, jusqu’à la candidature Raspail. Les historiens des réunions publiques, Dalotel, Faure et Freiermuth remarquent que « celles-ci seront une occasion de dénoncer abruptement les députés de la gauche et de l’opposition ».
L’histoire de cette résistance abstentionniste devenue protestataire des anarchistes proudhoniens avant la Commune n’a pas fait l’objet d’une étude approfondie. Elle est d’ailleurs généralement incomprise face à la marée électoraliste de cette fin de Second Empire. Gustave Lefrançais a raconté dans ses souvenirs cette démission révolutionnaire face aux élections et il explique comment il sera lui-même conduit à devenir candidat. Lors de sa prise de parole à l’Alcazar, il dit : « Je suis désintéressé dans la lutte entre les deux candidats, étant abstentionniste ! », dès lors, « je ne puis continuer. Les interpellations m’assaillent de tous les coins de la salle, « Que venez-vous faire ici ? Pas d’abstention ! à bas les abstentionnistes ! Vous n’êtes pas de notre circonscription…’’, or, poursuit-il, puisqu’ils ne veulent entendre que des candidats, je m’inscris dès maintenant comme tel, et qu’à ce titre je les convoque pour le surlendemain dans cette même salle, où j’exposerai mon programme. Et me voilà ainsi devenu candidat de l’abstention, à mon grand étonnement ».
La plupart des abstentionnistes connaîtront ces difficultés et se transformeront, par la force des choses, en candidats de protestation. Mais ils ne seront pas mieux compris ainsi. Jules Vallès, en se présentant dans ces conditions contre Jules Simon, sera particulièrement maltraité en ne jouant pas le jeu électoral avec l’opposition socialiste. Même lors du plébiscite de 1870, les abstentionnistes auront encore des difficultés à se faire comprendre et estimeront qu’il faut, faute de mieux, conseiller le « non » aux campagnes…
Vermorel avait clairement déclaré : « Il ne s’agit plus de savoir si le peuple sera gouverné par M. Rouher, ou par M. Thiers, ou par M. Garnier-Pagès. Il s’agit que le peuple se gouverne enfin lui-même. » Et dans Les Vampires, il ajoutait : « Il faut donc voter, et voter sans hésitation et en quelque sorte sans examen, contre les candidats officiels, puisque nous n’avons pas le choix de faire mieux […] Mais n’oublions pas que, quand nous avons fait cela, nous n’aurons rien fait. […] Il en est de ce remède politique comme de ces contre-poisons qui sont eux-mêmes des poisons et sous l’influence desquels il importe de ne pas rester. » Il ne faut donc pas confondre ces candidatures socialistes révolutionnaires de protestation avec les candidatures de la « gauche » ou les candidatures ouvrières.
Cette propagande, inspirée par l’abstentionnisme proudhonien, regroupera les socialistes révolutionnaires aux législatives de février 1871 derrière des candidats soutenant un programme anti-autoritaire. Ainsi, en soutenant la candidature Rochefort, Vermorel précisait qu’« il ne s’agit pas de rechercher si Rochefort sera capable de jouer un rôle au Corps législatif ; le simple fait de son élection sera une manifestation qui aura sa valeur par elle-même ».
Dans L’Histoire de la Commune de Sempronius (pseudonyme de Charles Octave Mogeta et de Joseph Decembre), les auteurs remarquent qu’« entre le parti socialiste et le parti libéral, l’antagonisme qui avait amené les journées de juin s’accusait de plus en plus ; ce fut M. Vermorel qui commença le feu dans Le Courrier français, journal dont l’audace fit naître le soupçon de connivence avec la police. »
Vermorel s’attira en effet la haine des partis, la calomnie et les condamnations du gouvernement. En prison, il écrit deux ouvrages retentissants d’histoire et de politique contemporaine, mais il sera accusé de semer la division dans le camp républicain et le trouble parmi les opposants à l’Empire : « Tous les systèmes politiques, écrivait-il, ne se sont guère préoccupés jusqu’ici que de déplacer le siège de l’arbitraire gouvernemental. Il s’agit toujours pour le peuple de savoir à quelle sauce il sera mangé et c’est pour lui une médiocre consolation que celle que peut lui donner la faculté de choisir lui-même la cuisine ou le cuisinier. »
De nouveau à Sainte-Pélagie en 1870, il produira un livre, qui malgré son titre – Le Parti socialiste – est curieusement oublié. C’est un démenti, pour tous ceux qui affirment qu’il n’y a pas de théorie socialiste anti-autoritaire nettement exprimée avant la Commune. « Le rôle de la politique sera fini », écrit Vermorel, car le politique s’exprimera par la société autogérée : « Il ne doit plus s’agir pour les citoyens de contracter avec le gouvernement, car nous avons vu que le gouvernement n’a plus de raison d’exister en dehors d’eux. Il ne s’agit pas non plus que les citoyens contractent entre eux pour établir un gouvernement.
Le contrat social est, au contraire, dans sa signification la plus élevée, l’acte par lequel l’homme et l’homme reconnaissent leur mutuelle égalité et leur mutuelle capacité, abdiquant l’un à l’égard de l’autre toute prétention au gouvernement, et s’associent pour développer leurs forces productives et échanger des services.
La société devient ainsi une association libre au lieu d’être une hiérarchie, et le pouvoir collectif est employé non plus au gouvernement mais au développement commun.
L’idée de contrat est exclusive de celle de gouvernement. Il s’agit d’opposer la notion de la justice commutative à celle de la justice distributive. »
Ce livre, qui devrait être un classique de la pensée anarchiste, dément avec force ceux qui veulent associer la personnalité de Vermorel au courant jacobin et autoritaire, il nous éloigne définitivement d’une confusion, soigneusement entretenue par les commentateurs de la Commune, qui consiste à associer l’attitude anti-autoritaire à une modération réformiste et la volonté révolutionnaire à l’action communiste. C’est surtout en cela que Vermorel semble gênant et c’est certainement pour cela qu’il est dédaigneusement ignoré. Vermorel développait le caractère profondément révolutionnaire et anti-étatique du fédéralisme d’un point de vue anarchiste, qu’il est impossible de confondre avec le radicalisme révolutionnaire, notamment de province, le municipalisme ou le régionalisme.
Vermorel s’engage dans la révolution communaliste et écrit le 20 mars 1871 : « Bourgeoisie et peuple de Paris, ne regardez ni à Belleville, ni à Versailles, ni à Berlin, pour voir ce qui va vous arriver. Faites un retour énergique sur vous-mêmes, reformez-vous et constituez-vous afin de pouvoir repousser toutes les menaces ; aussi bien celles qui pourraient venir de la Révolution sociale que de la réaction triomphante ou de la Prusse reprenant l’offensive. » Le comité central de la Garde nationale, établi à l’Hôtel de Ville depuis le 18 mars, n’entendait pas devenir un gouvernement et Vermorel déclarait dans sa profession de foi électorale : « On veut reprendre l’Hôtel de Ville aux hommes qui s’en sont emparé. Mais ces hommes ne demandent pas à conserver le pouvoir. Ils y ont été appelés, non par leur volonté, mais par la force des choses. Ils se sont empressés de convoquer les électeurs pour le leur remettre… Le comité de l’Hôtel de Ville ne prétend point exister comme gouvernement ; il ne demande point qu’on le reconnaisse. Il ne demande qu’une chose : c’est de remettre son pouvoir au suffrage universel librement consulté », car dans le cas où les élections n’aboutiraient pas, Vermorel note que « le comité de l’Hôtel de Ville sera inévitablement poussé à agir dictatorialement ». C’est donc bien pour éviter cela, qu’il insistait, avec tous les socialistes anti-autoritaires, sur les élections du conseil communal. C’est ce que les historiens ont nommé le « légalisme révolutionnaire » de la Commune, et ce qui a discrédité, aux yeux des anarchistes de la seconde génération, les communards proudhoniens. C’est donc cette attitude anti-autoritaire, justement méfiante à l’égard des socialistes jacobinisés qui, à défaut d’avoir été étudiée d’un point de vue révolutionnaire et anarchiste, a été qualifiée à tort de modératrice. Les anarchistes eux-mêmes semblent bien avoir été trompé par les mots et abusés par les formules imposées par les révolutionnaires autoritaires et reprises en choeur par les historiens.
Le 26 mars, Vermorel est élu membre de la Commune dans le 18e arrondissement de Paris (Butte-Montmartre). Il formera avec les révolutionnaires proudhoniens, comme Vallès, Lefrançais, Beslay et Arnould, une minorité socialiste que les historiens chercheront à minimiser voire même à nier parce qu’elle ne répond pas exactement au mythe prolétarien consacré à l’événement. C’est pourtant dans le cadre de cette « idée révolutionnaire » anti-autoritaire qu’il faut interpréter l’attitude « légaliste » de ces derniers, qui comptaient surtout se préserver des réactions politiques des partis et des ambitions autoritaires d’un gouvernement. Cette position ne peut raisonnablement se confondre avec le municipalisme étroit de certains et fut clairement exprimée par Vallès et surtout par Pierre Denis dans Le Cri du peuple et par Vermorel dans L’Ami du peuple où l’on pouvait lire dans le premier numéro du 23 avril 1871 : « La révolution du 18 mars est restée pure de toute compétition gouvernementale, et elle n’a pas été confisquée par quelques ambitieux, comme l’avaient été les révolutions antérieures du 29 juillet, du 24 février et du 4 septembre. » Dans le numéro 2 du 24 avril, il définissait la révolution parisienne en ces termes : « Il faut renverser de fond en comble l’ancien édifice gouvernemental, pour le reconstruire, d’après un plan tout nouveau, et sur les bases de la justice et de la science. La confiscation pure et simple des biens au profit de l’État est un expédient d’une valeur contestable, et, dans un temps normal, ce serait, il faut bien le dire, un acte détestable, parce qu’il reconstituerait nécessairement le despotisme d’État et irait ainsi directement contre le but de notre révolution qui est de détruire ce despotisme par l’émancipation communale. »
Toute prétention autoritaire remettrait donc en cause cette volonté d’autonomie et l’idée même de la révolution fédéraliste. Or, alors que la bataille entre Versailles et Paris grondait, la Commune voulut, pour plus de fermeté, se doter d’un comité de Salut public. Les proudhoniens s’alarmeront et contribueront par leurs déclarations à constituer une minorité au sein même du conseil communal.
Le comité de Salut public fut élu par 34 voix contre 28 et, dès lors, entre minorité et majorité le conflit ira en amplifiant. Le 9 mai, on renouvela le comité de Salut public. La minorité est encore prête, aux vues des circonstances, à des concessions, mais ses membres sont évincés des services. Excédée, elle produit alors son manifeste et annonce qu’elle se retire dans ses arrondissements.
Les minoritaires ont témoigné de la présence d’une volonté anarchiste dans la Commune, et Jean Bancal a noté que « c’est là que le groupe proudhonien des communards prend toute son importance ». Ce fait est bien difficile à nier les documents à la main. Et, si l’on attache une certaine importance aux publications de l’époque, Vermorel a exprimé très clairement les idées de ce courant. Il essaya même, dès le 10 mai, de diffuser dans un journal quotidien, La Justice, l’opinion de cette minorité. Dans un article anonyme intitulé « La Commune », on pouvait même lire : « La révolution du 18 mars est issue de l’anarchie, elle a vécu et a été soutenue par l’anarchie, c’est par l’anarchie qu’elle triomphera. » (Numéro 3 de La Justice du 12 mai 1871).
Le 24 mai au Père Lachaise, Vermorel rendait un dernier hommage à Dombrowski qui venait de tomber au combat. La cérémonie était interrompue par les grondements du canon et fut, selon un témoin de la scène, un peu l’éloge funèbre de la Commune. Le 25 mai, Vermorel tombait à son tour à proximité de la barricade du Château-d’Eau (actuelle place de la République) où s’est fait tué Delescluze. Mortellement blessé, il dit à Ferré qui était venu le saluer : « Vous voyez bien que la minorité sait se faire tuer pour la Commune. »

Claude Fréjaville