La propagande par le fait : ta meilleure amie, prolétaire, c'est la chimie !

mis en ligne le 24 février 2011
1624AttentatLa répression subie par les communards après la défaite de la Semaine sanglante amène un durcissement des positions des anarchistes en France. C’est Bakounine qui, le premier, en 1876, peu avant sa mort, abandonne ses écrits et affirme « qu’il est temps maintenant d’agir ». Une position qui sera d’ailleurs reprochée plus tard au mouvement libertaire. À la même époque, durant le congrès international de Berne, Malatesta lance à son tour l’idée d’une « guerre continuelle aux institutions établies », c’est la naissance de la « propagande par le fait ». L’idée n’a plus qu’à faire son chemin…

Premiers pas de la propagande par le fait en Europe
Dans un premier temps, la propagande par le fait se manifeste par une série de faits insurrectionnels, puis d’attentats ciblés. Le premier a lieu en Italie le 5 avril 1877. Cafiero et Malatesta conduisent une trentaine de militants armés qui brûlent les archives communales d’un petit village de montagne de la province de Bénévent et distribuent aux pauvres le contenu de la caisse du percepteur. Leur but est d’appliquer les rudiments d’un communisme libertaire. Malheureusement, les paysans ne les suivent pas dans leur entreprise révolutionnaire et ils sont finalement capturés après une fusillade. Mais, ces premiers pas de « l’action par le fait » contre la propriété privée ou les pouvoirs publics feront des petits en introduisant l’idée des « attentats individuels ». Et, pendant un demi-siècle, la bourgeoisie européenne sera hantée par l’image « du nihiliste et de l’anarchiste poseurs de bombe ».
Début 1878, Vera Zasulich prend le relais en Russie et tente d’assassiner le général Theodore Trepov, responsable de la torture des prisonniers narodniks. Elle sera finalement acquittée. En juin de la même année, c’est au tour de l’empereur Guillaume Ier d’être victime de deux tentatives d’assassinat organisées par les anarchistes Max Hödel et Karl Eduard Nobiling. Ces tentatives se solderont par une répression, organisée par Bismarck, contre les sociaux-démocrates allemands et entraîneront la promulgation des « lois antisocialistes » du Reichstag.
En octobre 1878, Juan Oliva Moncasi tente d’assassiner le roi Alphonse XII d’Espagne. Le 17 novembre 1878, c’est au tour de Giovanni Passanante de tenter d’assassiner le roi Humbert Ier d’Italie.

De la propagande par le fait aux attentats individuels
C’est durant le congrès international anarchiste de Londres en 1881, qu’en présence de Louise Michel et d’Émile Pouget, cette nouvelle stratégie de propagande par le fait est proclamée. Son objectif est de « se trouver sur le terrain de l’illégalité, avec des moyens en adéquation avec le but révolutionnaire du communisme libertaire ».
Dans cette logique, le 1er mars 1881, l’empereur Alexandre II de Russie est assassiné par la narodnaya Volya. Le geste est salué par la presse anarchiste, notamment dans Le Révolté et La Révolution sociale.
Outre-Atlantique, à Chicago, le 4 mai 1886, une manifestation ouvrière au Haymarket Square vire à la tragédie. Un inconnu lance une bombe sur les policiers, un officier est tué sur le coup. Ses collègues ouvrent immédiatement le feu sur la foule. En face, les manifestants répliquent. Sept policiers trouvent la mort ainsi qu’une trentaine de manifestants. Après l’attentat, la répression s’abat sur les milieux anarchistes très actifs de Chicago. Huit hommes sont arrêtés et accusés de l’attentat de Haymarket. Malgré l’absence de preuves, cinq sont condamnés à mort. August Spies, Albert Parsons, George Engel et Adolph Fischer sont pendus, et Louis Lingg se suicide dans sa cellule.

« Mes mains sont couvertes de sang, comme votre robe rouge » (Henry)
En France, un premier attentat attribué aux anarchistes est initié puis supervisé par Louis Andrieux, préfet de police. Son but est de mettre la main sur un « nid de dynamiteurs » en facilitant leur arrestation. La cible retenue est la statue d’Adolphe Thiers, le « boucher de la Commune », à Saint-Germain-en-Laye.
L’attentat a lieu dans la nuit du 15 au 16 juin 1881 mais ne fait aucun dégât. On apprendra plus tard la supercherie. De 1881 à 1884, plusieurs personnages publics sont visés dont, entre autres, Gambetta et Jules Ferry. La propagande par le fait se transforme alors en attentats individuels. Le premier a lieu le 8 novembre 1892. Ce jour-là, Émile Henry, anarchiste âgé de 19 ans, dépose une bombe dite « à renversement » dans les bureaux de la compagnie des mines de Carmaux. Découverte par le concierge du bâtiment, ce dernier l’apporte au commissariat de police de la rue des Bons-Enfants, mais elle y explose, tuant cinq personnes, la sixième victime succombera à une crise cardiaque. Pour expliquer ce geste et l’engagement d’Émile Henry, il faut rappeler que son père, Sixte-Casse Henry, s’était battu dans les rangs des communards.
Fin 1892, Émile Henry loue un appartement villa Faucheur dans le XXe arrondissement de Paris sous le nom d’emprunt de Louis Dubois, pour y préparer ses attentats. Le 12 février 1894, à 9 heures du soir, il pénètre dans le café Terminus, gare Saint-Lazare. S’étant assis à un guéridon libre, Émile Henry tire d’une poche de son paletot une petite marmite de fer blanc bourrée d’explosifs et l’envoie en l’air. Elle se heurte à un lustre, éclate et pulvérise toutes les glaces ainsi que quelques tables de marbre, faisant, au total, une vingtaine de blessés (dont un succombera à ses blessures). Henry s’enfuit, poursuivi par un agent de police, un garçon de café et un cheminot sur lequel il tire. Il le manque, blesse un agent et finit par se faire prendre.
Le 27 avril 1894, Henry comparaît devant la cour d’assises de la Seine et est condamné à mort. L’audience est marquée par ses répliques désormais devenues célèbres : « Je suis anarchiste depuis peu de temps. Ce n’est guère que vers le milieu de l’année 1891 que je me suis lancé dans le mouvement révolutionnaire. Auparavant, j’avais vécu dans les milieux entièrement imbus de la morale actuelle. J’avais été habitué à respecter et même à aimer les principes de Patrie, de Famille, d’Autorité et de Propriété. Mais les éducateurs de la génération actuelle oublient trop fréquemment une chose, c’est que la vie, avec ses luttes et ses déboires, avec ses injustices et ses iniquités, se charge bien, indiscrète, de dessiller les yeux des ignorants et de les ouvrir à la réalité. C’est ce qui m’arriva, comme il arrive à tous. »
« Je ne tardais pas à comprendre que les grands mots qu’on m’avait appris à vénérer : Honneur, Dévouement, Devoir n’étaient qu’un masque voilant les plus honteuses turpitudes. L’usinier qui édifiait une fortune colossale sur le travail de ses ouvriers, qui, eux, manquaient de tout, était un monsieur honnête. Le député, le ministre, dont les mains étaient toujours ouvertes aux pots-de-vin, étaient dévoués au bien public. L’officier qui expérimentait le fusil nouveau modèle sur des enfants de sept ans avait bien fait son devoir, et, en plein parlement, le président du Conseil lui adressait ses félicitations. »
« Dans cette guerre sans pitié que nous avons déclarée à la bourgeoisie, nous ne demandons aucune pitié. Nous donnons la mort et nous devons la subir. C’est pourquoi j’attends votre verdict avec indifférence. Je sais que ma tête ne sera pas la dernière que vous couperez. Vous ajouterez d’autres noms à la liste sanglante de nos morts. Pendus à Chicago, décapités en Allemagne, garrottés à Xérès, fusillés à Barcelone, guillotinés à Montbrison et à Paris, nos morts sont nombreux ; mais vous n’avez pas pu détruire l’Anarchie. Ses racines sont profondes : elle est née au sein d’une société pourrie qui s’affaisse ; elle est une réaction violente contre l’ordre établi ; elle représente les aspirations d’égalité et de liberté qui viennent battre en brèche l’autoritarisme actuel. Elle est partout. C’est ce qui la rend indomptable, et elle finira par vous vaincre et par vous tuer. » Émile Henry fut guillotiné le 21 mai 1894 à l’âge de 21 ans. La foule salua le fourgon qui transportait son corps.

L’attentat de Vaillant
Né dans les Ardennes en 1861, Auguste Vaillant connaît une enfance misérable. À 12 ans, il vit seul à Paris et est condamné plusieurs fois pour avoir pris le train sans billet ou pour avoir mangé dans un restaurant et être parti sans payer. Il est séduit par les milieux anarchistes et commence à fréquenter certains de ses groupes. Il se marie et vit dans le dénuement avec sa femme et leur fille Sidonie, qui sera recueillie plus tard par Sébastien Faure. Après trois ans d’exil en Argentine où il décide de tenter sa chance, il revient en France et renoue alors avec le milieu des « compagnons » anarchistes, de ceux qui préconisent la propagande par le fait. C’est à cette époque que Vaillant décide de venger la mort de Ravachol et de dénoncer la répression du gouvernement de Jean Casimir-Perier contre les activistes anarchistes.
C’est le 9 décembre 1893 vers 16 heures qu’il passe à l’acte. Il lance une bombe d’une grande puissance dans l’hémicycle de la Chambre des députés au Palais-Bourbon, bombe chargée de clous, de morceaux de zinc et de plomb qui s’abat sur les députés et sur les spectateurs assistant aux délibérations. On compte une cinquantaine de blessées, dont Vaillant lui-même. Arrêté avec vingt autres personnes, il avoue dans la nuit qu’il est l’auteur de l’attentat. Lors de son procès, il fait remarquer que son geste était destiné à blesser et non à tuer, raison pour laquelle il avait rempli sa bombe avec des clous et non avec des balles. Avant le verdict, Vaillant s’exprime devant les jurés : « Messieurs, dans quelques minutes vous allez me frapper, mais en recevant votre verdict, j’aurai la satisfaction d’avoir blessé la société actuelle, cette société maudite où l’on peut voir un homme dépenser inutilement de quoi nourrir des milliers de familles, société infâme qui permet à quelques individus d’accaparer la richesse sociale. Las de mener cette vie de souffrance et de lâcheté, j’ai porté cette bombe chez ceux qui sont les premiers responsables des souffrances sociales. »
Auguste Vaillant est condamné à mort, Sadi Carnot refuse d’accorder sa grâce et il est guillotiné le 5 février 1894, à l’âge de 33 ans. Avant l’instant fatal, il crie : « Vive l’anarchie, ma mort sera vengée. » Vaillant est la seule personne à avoir été guillotinée sans avoir commis de crime de sang (hormis pendant la Révolution française). Sa mort entraîne la colère des anarchistes.

« Courage, les amis ! Vive l’anarchie ! » (Caserio)
Depuis qu’il a refusé la grâce à Auguste Vaillant, Sadi Carnot est particulièrement haï par les militants anarchistes. Le 24 juin 1894, Sante Geronimo Caserio, anarchiste italien, poignarde mortellement le président Carnot pendant une cérémonie publique à Lyon en le frappant au cœur à l’aide d’un couteau au manche rouge et noir (les couleurs de l’anarchie). Il n’essaye pas de fuir, mais court autour de la voiture du président en criant « Vive l’anarchie ». Il passe devant la cour d’assises les 2 et 3 août de la même année. Devant le tribunal qui le condamne à mort, il déclare : « Eh bien, si les gouvernements emploient contre nous les fusils, les chaînes, les prisons, est-ce que nous devons, nous les anarchistes, qui défendons notre vie, rester enfermés chez nous ? Non. Au contraire, nous répondons aux gouvernements avec la dynamite, la bombe, le stylet, le poignard. En un mot, nous devons faire notre possible pour détruire la bourgeoisie et les gouvernements. Vous qui êtes les représentants de la société bourgeoise, si vous voulez ma tête, prenez-la. »
Durant son procès, il ne demande pas la pitié du jury. En cellule, pendant qu’il attend l’exécution, il renvoie le curé venu pour le confesser et sur l’échafaud, avant de mourir, il crie une dernière fois : « Courage, les amis ! Vive l’anarchie ! »

Les lois scélérates
Après la condamnation de Sante Caserio, un anarchiste fut arrêté pour avoir crié sa sympathie envers Caserio dans un local public et un détenu fut violemment frappé pour le même motif. L’assassinat de Sadi Carnot entraîne le vote par l’Assemblée de la troisième des lois dites « scélérates » dont le but est de compléter l’arsenal répressif contre les menées anarchistes.
Pour rappel, la première de cette série de lois est votée le 12 décembre 1893. Elle concerne la sécurité générale et crée de nouveaux délits, dont l’apologie de faits ou apologie de crimes. Cette loi permet aux autorités d’ordonner des arrestations et des saisies préventives. La seconde, datée du 18 décembre 1893, concerne les associations de malfaiteurs. Elle a pour objectif d’autoriser toute poursuite contre des groupes accusés de préparer des attentats. Enfin, la troisième, adoptée le 28 juillet 1894, concerne la liberté de la presse. Elle interdit toute propagande anarchiste et se traduit, notamment, par l’interdiction de tous les journaux libertaires. Ces lois scélérates ne seront abrogées que… le 23 décembre 1992 !