F-rance 2011: l’état naze de la question euthanasique

mis en ligne le 10 février 2011
Je ne questionnerai pas ici le corpus doctrinal de l’anarchisme pour savoir si un anarchiste peut demander à l’État – honni – de légiférer en matière de choix de fin de vie. La question m’intéresse modérément… Vivant dans un pays où la modification des permissions d’agir relève du droit, et le droit – quelque bourgeois qu’il soit – entérinant des choix éthiques qui régulent les rapports des êtres entre eux, il est patent que nous devons, malgré notre désir d’une société tout autre, nous en remettre, transitoirement, à ces procédures relevant du parlementarisme puis de l’inscription des décisions de la représentation parlementaire dans le droit commun. Ainsi en fut-il par exemple, et quel exemple, du droit à l’IVG, et je ne vois pas comment en refuser les bienfaits au prétexte d’une origine institutionnelle qui certes remporte peu nos suffrages (sic d’ironie)…
Non, ce qui m’importe dans cet article prenant place dans un dossier consacré aux relents persistants du tréfonds catholique de la F-rance qui vandalise les acquis des Lumières, ce ne peut être que l’intransigeante dénonciation des dogmes moraux faisant obstacle à la dissolution du tabou suprême : la mort décidée pour soi, quand la « vie » devient tellement ignoble que la délivrance ne peut venir que de la précipitation dans le néant.
Le 25 janvier 2011, une proposition de loi visant à légaliser l’euthanasie (« une assistance médicalisée pour mourir » selon des modalités drastiques et donc bien peu suspectes de transformer cette pratique ultime en un jeu de massacre généralisé) était examinée au Sénat. Rappelons-en l’article premier, tout à fait évocateur des principes qui préside à cette révolution des mœurs : « Toute personne capable majeure, en phase avancée ou terminale d'une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable, lui infligeant une souffrance physique ou psychique qui ne peut être apaisée ou qu'elle juge insupportable, peut demander à bénéficier […] d'une assistance médicalisée permettant, par un acte délibéré, une mort rapide et sans douleur. »
Des sénateurs UMP (pas tous, et pas que des UMP), ayant exprimé une hostilité manifeste envers ce texte, ont fait échouer l’adoption de cette loi, à l’unisson de François Fillon qui, la veille, dans une tribune au Monde, s’était déclaré contre le fait de légiférer en ce sens. Parmi ses arguments, une défense des dispositifs des soins palliatifs, vaste fourre-tout médico-je ne sais quoi (« soulager les douleurs physiques mais aussi de prendre en compte la souffrance psychologique, sociale et spirituelle »), qui n’est décidément pas une alternative à l’euthanasie, puisque ses procédures sont très différentes, et pourtant présentées comme telles. La notion de soins palliatifs comporte une idée-force, celle que la mort est un phénomène naturel de la vie. Elle renvoie la naturalité à une inéluctabilité : la mort étant naturelle, elle ne peut être provoquée par une décision souveraine du souffrant, mais seulement subie par ce dernier, non dans un semblant de choix mais dans le cycle incontrôlable de la vie et de la mort, selon une conception du fatum (ou fatalité) conforme à ce qu’en disent les monothéismes. Or, s’il y a bien une caractéristique qui distingue l’humain des autres animaux, c’est sa capacité à chercher à limiter autant que possible sa dépendance à la nature et à se donner les moyens sinon d’échapper à son destin (ce qui est impossible quant à la mort, bien évidemment), au moins de choisir les rets qui l’enserrent, et parmi ceux-là, les moins effroyables. Le choix de contrevenir à la durée de son destin fatal, imposé par une maladie incurable par exemple, en est la marque ultime.
Dans sa grande mansuétude, Fillon annonce « une allocation d’accompagnement d’une personne en fin de vie […] d’un montant de 53 euros par jour pendant vingt et un jours », pour les « salariés bénéficiant d’un congé de solidarité familiale ». Puisqu’il faut entourer d’amour l’agonisant, prendre un congé idoine pour être à son chevet est vraiment une aubaine… Fillon promet aussi l’augmentation des moyens alloués au développement des soins palliatifs à l’hôpital. En se rappelant en permanence que les soins palliatifs ne sont que des dispositifs de tous ordres visant à soulager le plus possible le malade en fin de vie, on se dit qu’il n’y a là rien d’autre que ce qui devrait nécessairement être la mission constante de la médecine… On ne voit pas en quoi cela répond au problème spécifique de ces personnes demandant non pas l’atténuation de leur détresse mais la libération par la mort.
Devant le Sénat, des militants de l’Alliance pour les droits de la vie 1, enveloppés dans un tissu blanc symbolisant un linceul, se sont couchés au sol, mimant des gisants. Des pancartes portant slogans tels que « Soigner n’est pas tuer » attestaient leur totale abjection.
Notons aussi que Robert Badinter (ainsi présenté sur le site de l’Alliance pour les droits de la vie : « artisan de l’abolition de la peine de mort et considéré comme une autorité morale ») et Ségolène Royal (pour laquelle on attend avec impatience que les progrès de la médecine permettent les greffes de cerveau) ont également désapprouvé ce texte.
Je ne dis pas ce que cette proposition de loi était la meilleure qui soit et qu’elle aurait réglé tous les problèmes (comment cela se pourrait-il, face à un si considérable défi moral ?), on peut même penser qu’elle connaissait quelques défaillances juridiques. Cependant, on peut aussi admettre qu’elle permettait de poser à nouveau cette lancinante question et affirmer que la réponse de ses adversaires n’était certainement pas principalement motivée par des prudences ou des réserves au sujet de points techniques portant sur ses modalités d’application. Après des réserves de forme et des appels à la raison plus qu’à l’émotion (!), Fillon le dit clairement dans son adresse aux porteurs de ce projet de loi : « À titre personnel, je suis hostile à la légalisation d'une aide active à mourir ; ce n'est pas ma conception du respect de la vie humaine et des valeurs qui fondent notre société. […] Nous devons poursuivre le renforcement de la culture palliative en France » (je souligne). Dans ce pays fille ainée de l’Église, se constitue donc une alliance hétéroclite mais homogène quant à son refus de hisser la France au niveau des quelques autres pays européens (Pays-Bas, Belgique, Luxembourg, Suède, Allemagne, Autriche, etc.) qui ont su s’extirper de la gangue de considérations théologiques qui, de façon plus ou moins subreptice, affectent les décisions concernant les dispositions légales relatives à une instauration contrôlée et digne de l’euthanasie.
Sur un plan plus philosophique, ou éthique, le refus de ce droit à choisir son destin ultime (en mettant tous les guillemets du monde au mot « choisir ») peut être assimilé à celui du suicide, que les monothéismes considèrent comme un péché d’une gravité extrême. La personne valide qui veut se tuer le peut, au regard de la loi. L’agonisant, trop faible ou trop handicapé pour réaliser le geste qu’il a pourtant acté en son for intérieur, ne le pourrait pas, au regard de la loi. Au nom de quelle aberration idéologique un individu happé par l’affliction, la mélancolie la plus noire, l’acmé du désespoir aurait la faculté légale de s’ôter la vie, tandis que le corps disloqué, le corps ravagé par la maladie, le corps avili par son propre déni se verraient condamnés par la morale instituée à la claustration dans un devenir indéfini de souffrance infinie ?



1. Association de type « pro-vie » fondée en 1993 par Christine Boutin, opposée à l’avortement, à l’euthanasie, à l’homoparentalité.