Les trois facettes de l’écologie sociale

mis en ligne le 20 janvier 2011
Voilà quatre ans que Murray Bookchin (1921-2006) est décédé 1. Avec le recul, on constate à quel point son écologie sociale est restée confidentielle en Europe. Tout au plus certains ont pu lire un texte traduit ou un commentaire paru dans une revue anarchiste, voire écologiste. Issu du milieu ouvrier des fonderies et des usines automobiles, ce New-yorkais a pourtant marqué par une production intellectuelle prolifique et des avis tranchés. Ses écrits, pionniers dans les années soixante en matière d’écologie politique à tendance libertaire, préfigurent par certains côtés des mouvances écologistes comme la décroissance ou les villes en transition.
On connaît mal Bookchin, car il a fallu attendre près de dix ans pour voir ses premiers écrits traduits en français. Le mouvement écologiste européen francophone s’est plutôt construit autour d’auteurs comme Gorz, Castoriadis ou encore Illich. Mais ce n’est qu’une des raisons qui explique la faible diffusion de sa pensée.
Bookchin n’a pas toujours été facile à suivre. En raison de la prolifération des parutions et des thèmes abordés, il est difficile de faire ressortir une définition fixe de l’écologie sociale. Sous un même nom se cachent en réalité plusieurs définitions. Reste qu’entre la première utilisation du mot par Bookchin en 1964 dans l’article « Ecology and Revolutionary Thought » jusqu’à son décès en 2006, il est possible de faire ressortir de ses écrits trois représentations, distinctes mais liées, de l’écologie sociale : une proposition théorique mettant en avant le lien de cause à effet entre les problèmes écologiques et sociaux, un idéal de société et, enfin, un mouvement militant. Trois définitions qui marquent aussi trois étapes successives de l’évolution du mouvement.

L’émergence de la hiérarchie
Dans le milieu des années soixante, quand Bookchin pose les bases théoriques initiales de l’écologie sociale, son postulat fondateur prétend que les problèmes écologiques découlent de problèmes sociaux qui leur sont antérieurs. Les réponses à donner à la crise écologique sont donc pour lui des réponses avant tout sociales, distinctes des tentatives de résolution techniques des questions environnementales. Il faut changer les fondements mêmes sur lesquels nos sociétés ont été bâties – nos institutions – avec comme priorité de mettre fin au système capitaliste.
L’origine de la dégradation de l’environnement provient selon Bookchin de la perte d’une vision d’interdépendance avec la nature, au profit d’une considération la voyant comme une ressource à exploiter par l’être humain. Il a résulté des siècles passés une constante volonté de domination de la nature. Cette relation découle historiquement des relations de domination instituées entre les êtres humains (celle de l’homme sur la femme, du vieux sur le jeune, du guerrier, prêtre ou chamane sur le reste de la communauté, etc.) par toute une série de mécanismes de contrainte sociale. Dans The Ecology of Freedom (Cheshire Books, 1982), son livre le plus marquant, Bookchin explique en détail comment la vision hiérarchique s’est imposée et développée chez les diverses communautés humaines au cours de notre évolution, jusqu’à imprégner la totalité de notre condition de vie.
Selon Bookchin, ce n’est qu’en s’attaquant aux racines sociales, à la suppression de la domination et des hiérarchies illégitimes, qu’une relation organique et harmonieuse peut espérer se mettre en place avec la nature. Dans cette définition, le but de l’écologie sociale est de remplacer ce système fondé sur la hiérarchie par une organisation promouvant l’entraide et la coopération. La compétition doit céder sa place à la complémentarité et au développement des capacités, envies et besoins qui nous caractérisent en tant qu’espèce – et de même pour l’ensemble des organismes vivants de notre planète. On peut ainsi voir chez Bookchin une certaine continuation des propos de Kropotkine, bien qu’il ait à l’origine surtout été influencé par Marx. Le prince russe est parmi les auteurs classiques de l’anarchisme celui auquel l’écologie sociale connaît le plus de liens.

Développer une nouvelle société
Libérer la société des hiérarchies abusives pour former un monde égalitaire, le vœu est pieux. Restait dès lors à chercher à le poser en termes concrets, c’est-à-dire à définir la nature de ces relations non hiérarchiques et, surtout, dans quel(s) cadre(s), dans quel(s) type(s) d’institutions elles s’inscrivent. C’est ici que la première définition rejoint le deuxième sens donné à l’écologie sociale, celui d’une proposition de société écologique. Murray Bookchin va montrer que, pour être écologique, une société doit nécessairement répondre à plusieurs critères : elle doit être décentralisée, dirigée par sa base citoyenne et rationnelle. Une vision idéaliste mais pas utopiste, en ce qu’elle se base sur des réalisations concrètes déjà existantes ou des développements prévisibles à moyen terme.
Par décentralisée, Bookchin entend prendre le contre-pied du gigantisme pour un retour à l’échelle humaine. C’est aller à l’encontre de la centralisation croissante, constatée dans les secteurs économiques, administratifs, mais aussi et surtout à l’œuvre par l’urbanisation galopante des villes. L’expansion irréfléchie de celles-ci et leur fusion a eu pour conséquence la dissolution de leur identité propre dans une étendue urbaine uniformisée. Cette évolution déplorable doit céder sa place à une décentralisation, pour un renouveau des quartiers et des communautés locales. Un retour à une échelle qui permette une connaissance de l’autre et de son lieu de vie.
L’enjeu touche aussi la réconciliation du modèle de la ville et celui de la campagne. Le densifié doit, progressivement et de façon non coercitive, s’espacer, faire réapparaître des étendues vertes et les mêler à la cité. Habitats, lieux de travail et même usines doivent s’intégrer de façon organique avec l’environnement naturel pour un juste usage des ressources dont ils dépendent plutôt que s’isoler dans des zones synthétiques et bétonnées, dépendantes des ressources importées. Sorties de l’exploitation industrielle à grande ampleur, les richesses naturelles locales peuvent être utilisées pour produire nourriture et énergie de manière non destructrice et en préservant l’apport culturel et la diversité des échanges transmis par le modèle citadin – sans pour autant chercher une impossible autarcie.

Une autogestion citoyenne
Retourner à ce qui est proche de soi, à ce qui nous touche, c’est aussi réduire et simplifier pour permettre de comprendre et décider. En rupture avec l’actuel système de professionnalisation de la politique, chaque personne est considérée comme apte à participer à la gestion du quartier ou de la commune dans laquelle elle réside – d’autant plus dans une société décentralisée et libérée de la complexité bureaucratique de l’État. Une forme d’autogestion commune qui s’oppose au modèle d’État-nation pour lui substituer une confédération de communes politiquement autonomes, dirigées par la communauté des citoyens. Un projet inspiré des réalisations de la commune révolutionnaire de Paris, auquel Bookchin mêle les aspirations libertaires modernes.
La formation de ce corps politique de citoyens se concrétiserait par la mise sur pied d’assemblées populaires. Ces lieux de rassemblement, d’échanges et de débats représenteraient, en définitive, les moments où se décident les grandes lignes de la politique commune. Une façon encore de renforcer le lien, à nouveau écologique et social, d’une personne avec son lieu de vie. Bookchin oppose cette démocratie directe populaire à la gestion actuelle, bureaucratique et professionnelle, des affaires de la cité, considérée comme une perversion de l’idéal démocratique et cachant en vérité une oligarchie économique. Dans ce modèle de confédération, chaque commune serait liée aux autres par des liens économiques et politiques, via la tenue d’assemblées régionales et à plus haute échelle, où seraient envoyés des délégués, sous mandat et révocables, des différentes assemblées locales.

Un retour à la raison
Mais aboutir à une société écologique, non hiérarchique, capable de prendre ses responsabilités et de faire les choix de son évolution future ne peut se faire qu’avec un profond changement de mentalité. Le fait est qu’on ne peut plus aujourd’hui se passer d’une forme de morale dans les domaines de l’économie, des médias et des sciences. Un principe exprimé par Bookchin sous la formule : tendre vers ce qui devrait être, vers une société rationnelle.
Derrière cette question très large, il y a la prise de conscience de l’irrationalité des sociétés actuelles guidées par la logique capitaliste et son impératif absolu de croissance économique. La société de masse et de consommation promue depuis la Seconde Guerre mondiale et dont les valeurs reposent presque exclusivement sur l’acquisition et l’accumulation de biens doit, en raison des impératifs écologiques, être remplacée par un développement plus qualitatif et diversifié. Au niveau personnel, il faut retrouver l’apport de la culture de l’identité, le développement intellectuel et l’originalité de chacun. Tout aussi fondamental est le besoin de sortir d’une production pour le seul bénéfice de l’économie qui force à une consommation asservissante et inapte à satisfaire les besoins réels des personnes. Reprendre le contrôle de nos sociétés nécessite de retrouver des valeurs éthiques et morales, en particulier dans le domaine de la production, du commerce et du développement technologique. Les questions du pourquoi produire, de quoi avons-nous besoin et la prise en compte des conséquences à moyen et long terme doivent diriger les actions humaines et le développement de nos sociétés.

Programme pour une société à refaire
Jusque-là, ce modèle de société demeure un simple tableau théorique. Dans le but de le tester et de chercher à en concrétiser les fondements, Murray Bookchin a poussé à la création d’un programme politique qui devait déboucher sur la formation d’un mouvement citoyen. Aspirant à donner vie à un large mouvement progressiste – à l’image des groupements socialistes et ouvriers qu’il a connu dans les années trente –, nombre de ses derniers écrits ont été consacrés à en théoriser les bases et développer une stratégie de changement.
Ce mouvement de contre-culture n’avait pas pour but de fomenter une révolte populaire sous le drapeau de l’écologie sociale. À l’instar de nombreux intellectuels modernes, Bookchin avait déchanté sur le potentiel actuel d’une insurrection ou de batailles de rues, en particulier face à l’armement moderne. L’objectif n’en demeurait pas moins ouvertement révolutionnaire. Il faut chercher à dissoudre le pouvoir et le rendre aux citoyens. En un mot : se le réapproprier. On peut créer dès maintenant ces institutions décentralisées, autogérées et rationnelles dans le but de changer les fondements mêmes de la société. Ensuite, placer ces nouvelles institutions sur des bases fortes et les développer autour de soi pour faire grandir le mouvement ; instruire les gens et les amener à retirer aux élus la gestion de leur communauté ; montrer les tensions entre ce qui est et ce qui pourrait être dans une société libérée de la domination : voilà les biais par lesquels une révolution de fait, consciente, stable et durable peut se produire. Et, avec elle, la transformation profonde de la société.

Du passé au présent
Plus de quarante ans après sa théorisation, que reste-t-il de l’écologie sociale ? La prise de conscience des défauts de notre société actuelle, l’aliénation du politique aux multinationales et aux tenants de la finance ainsi que les questions que les dérives du capitalisme soulèvent ont amené sur le devant de la scène les questions soulevées par Murray Bookchin. La vision d’une société formée d’écocommunautés décentralisées et administrées en démocratie directe s’est aujourd’hui intégrée au sein des valeurs défendues dans les mouvances militantes écologiques et altermondialistes, touchant même un assez large public. La deuxième représentation de l’écologie sociale a ainsi fait son chemin, avec ou sans l’apport de l’écologie sociale. La première aussi, mais pas dans le sens où l’entendait Bookchin. Si on associe facilement aujourd’hui l’écologie et le social, peu font de ce lien le véritable vecteur de changement que l’écologiste américain avait imaginé. Seule une minorité d’activistes considèrent une résolution des problèmes écologiques par un changement de nos relations sociales, plutôt que notre rapport à la consommation.
Là où l’écologie sociale n’a guère connu de succès, c’est dans la volonté de lancement d’un programme politique international. Si un certain purisme dans ses propos a coupé Bookchin de toute une frange de personnes parmi les plus enclines à soutenir son projet, il a aussi peut-être sous-estimé l’impact négatif qu’a eu sur les militants – et sur l’imaginaire de gauche en général – les dérives et la chute du communisme appliqué. Depuis les années quatre-vingt-dix, on constate une forte désillusion et recrudescence de l’attrait pour des modèles idéologiques, cela en faveur du développement de groupuscules plus affinitaires, ancrés localement et développant une identité propre et personnelle. On rejette les étiquettes et les drapeaux comme on a rejeté les nationalismes, en faveur d’actions plus liées à des causes ponctuelles. Une vision néanmoins critiquée, tant on peut y voir une nouvelle expression de l’éphémère et de l’individuel instauré par la société de consommation.
Au final, ce que l’écologie sociale a à apporter aux débats d’aujourd’hui, c’est cette volonté (qui ne lui est pas propre d’ailleurs) de rassembler les différentes aspirations et préoccupations sous la vision globale, et positive, d’une société écologique plus humaine moins en confrontation avec son milieu. Ce n’est que par une pensée englobante, mettant en lien les problèmes entre eux, les considérations sociales avec celles économiques, celles écologiques et biologiques, philosophiques et technologiques, urbaines et agricoles, etc., qu’un véritable projet peut émerger. Si le capitalisme est parvenu à se présenter comme un système naturel et immuable, il est nécessaire de lui opposer concrètement des alternatives tangibles. Pour l’écologie sociale, la question n’est que de savoir si les écrits de Bookchin seront enterrés avec lui ou, au contraire, trouveront en ces temps de crise un terreau plus favorable que par le passé 2.

Vincent Gerber
www.ecologiesociale.ch



1. Sur Murray Bookchin, voir l’hommage rendu par Tom Cahill dans Réfractions, n° 18, printemps 2007 (http://refractions.plusloin.org/spip.php?article189), ainsi qu’un entretien particulièrement éclairant : http://kropot.free.fr/Bookchin-Biehl.htm. (Ndlr.)
2. Le modèle politique confédéral de l’écologie sociale a été théorisé sous le nom de municipalisme libertaire. Murray Bookchin en a décrit les contours en détail dans son ouvrage Urbanization without Cities (Cassell, 1987) et ses principaux aspects ont été synthétisés par Janet Biehl dans l’ouvrage (traduit en français) Le Municipalisme libertaire (éditions Ecosociété, 1998).