Le caméléon Léo Malet

mis en ligne le 19 avril 1990
L'autobiographie de Léo Malet : La Vache enragée 1 se lit comme ses romans. Le rythme est alerte, plaisant. L'écrivain est intarissable de souvenirs, en quelques mots, il trace le portrait d’André Colomer, d'André Breton, de Benjamin Péret... Il relate son séjour parmi les anarchistes dans sa jeunesse, avant de se laisser séduire par Trotsky, puis, au fil des années, de devenir conservateur. En dépit de quelques grincements de dents, le lecteur risque de trouver sympathique cet écrivain peu conformiste.
Pourtant, Malet se fait le champion de l’amalgame. Il aime à se donner, bien souvent, pour un anarchiste, et s'il avoue s’être définitivement éloigné de cette philosophie. il ne dédaigne pas y faire référence, ou encore tracer le portrait de quelques libertaires, comme dans Brouillard au pont de Tolbiac, dont certaines pages, assure-t-il, sont autobiographiques. En effet, les libertaires, « ce sont vraiment des personnages de roman ». Les médias présentent fréquemment le père de Nestor Burma comme un « original » n'ayant jamais rompu avec son passé : un anarchiste, certes, mais doublé d’un trotskyste, sans oublier le surréaliste. Malet joue complaisamment le jeu. Il remet heureusement les pendules à l’heure dans ce livre et contribuera, il faut l’espérer, à détruire le mythe qui s'est construit autour de lui.
Reconnaissons-le, Léo Malet a beaucoup de talent. Le lecteur ne s'ennuie jamais à suivre son héros, le détective privé Nestor Burma, dans ses pérégrinations parisiennes. Pourtant, « Malet aime pas les Arabes, alors nous n’aimons pas Malet. C'est peut-être tripal, mais dans le contexte actuel il nous est impossible de passer dessus » 2.
À son propos, comment ne pas être tenté d'évoquer le cinéaste Claude Autan-Lara ? Après avoir été plus ou moins « gauchiste » dans les premières années de sa carrière, le voici à présent partisan des thèses d'une droite extrême. Il ne s'en cache d'ailleurs pas, s'affirmant sans ambages « anarchiste conservateur », et précisant qu'il est devenu « réactionnaire en vieillissant ». La société, qu'il contestait à l'époque où il fréquentait le Cercle d'études sociales de Montpellier, un groupe de libertaires, il s'en accommode aujourd'hui parfaitement. « On n'a pas trouvé mieux...» déclare-t-il volontiers dans ses interviews. L'homme est un loup pour l'homme. L'égalité, la justice, ne sont que de vains idéaux... Bref : Malet reprend à son compte les vociférations habituelles de ces auteurs qui, à la Libération, se sont retrouvés « du côté des vaincus », où il est fier de siéger à son tour. Pas question, donc, de le considérer comme un homme de gauche, même si ses ouvrages trouvent de nombreux lecteurs à gauche et à l'extrême gauche.
« Il s'est créé un malentendu à mon sujet. Je passe pour un homme de gauche, or il y a longtemps que je ne sais plus ce qu'est la gauche ou la droite et. Si l’on veut à toute force me classer, je serais plutôt de droite — certains ont même dit "anarchiste de droite", mais attention, de droite... »
« Anarchiste de droite »... Cette définition (qui ne veut rien dire, remarquons-le en passant, car un anarchiste ne peut qu'être hostile à la notion d'autorité, ce que dément le mot « droite ») est souvent utilisée comme un synonyme de fasciste, sans être aussi péjorative. Relevons que Pascal Ory, dans son livre consacré à ce qu'il appelle « L’anarchisme de droite », classe judicieusement Léo Malet parmi les anarchistes... de gauche !
Non, non ! Léo Malet n'est ni de gauche ni anarchiste. Il faut le croire sur parole lorsqu'il se prétend de droite, et fait référence, parmi ses précurseurs, aux antisémites Léon Daudet ou Louis-Ferdinand Céline. Léo Malet est raciste. Bien que ce soit mal vu à notre époque, il n'en fait pas mystère.
Sous sa plume, les Arabes sont des « bicots », des « krouias », toujours mal vêtus, « désœuvrés », voleurs et assassins. Et même innocents, car cela leur arrive, leur simple aspect physique, forcément rebutant à l’en croire, les rend suspects de tous les crimes. Les Noirs, les Gitans, ne sont guère mieux traités. Curieusement, dans La Vache enragée, Léo Malet tait son aversion pour les étrangers, alors que le sujet revient dans plusieurs de ses romans. L'éditeur aurait-il préconisé une prudente coupe dans le texte ? Toujours est-il que Malet, constatons-le, ignore désormais tout des principes généreux et peut-être naïfs (répète-t-il !), qui ont, selon lui, guidé sa jeunesse.
Les curieux se reporteront, par exemple, à son interview parue dans Libération, le 11 juin 1985 3. Assurant compter « plus d'amis à Minute qu'à Libération », il s'emporte lorsqu'un journaliste s'inquiète de savoir ce qu'il pense des Arabes. La réponse est sans appel : «... Les Arabes m’emmerdent et je ne les aime pas ! Et je les tiens tous pour des cons ! » Comme pour expliquer, si besoin était, il ajoute : «... Qui a fait Le Pen ? Tous ceux qui, comme moi, ne veulent pas être étrangers dans leur propre pays. Ce n'est pas du racisme, ça, c'est une défense naturelle. »
Une autre défense naturelle est de s'élever systématiquement contre ce genre de propos. Nous ne savons que trop ce qu'ils signifient. Que Malet écrive des romans, pourquoi pas ? mais qu'il ne se mêle surtout pas de politique ! Et qu'il nous soit donc permis de refuser une certaine promiscuité, et de classer, une fois pour toutes, parmi nos ennemis les amis de nos ennemis.


1. Léo Malet, La Vache enragée, éd. Julliard.
2. Dare-Dare, n°1, « Trimestriel du roman noir » (à ma connaissance, un seul numéro paru, malheureusement).
3. Interview réalisée par Bayon et Phil Casoar.