Écrivain prolétarien : un dernier salut à l’ami Navel

mis en ligne le 24 novembre 1993
Âgé de 89 ans, Georges Navel est mort le 1er novembre à Laval-d’Aix. Il est enterré dans ce beau pays de la Drôme où il avait choisi de s’installer.
Né à Pont-à-Mousson (Meurthe-et-Moselle) en 1904, treizième enfant d’une famille lorraine d’origine paysanne qui s’était mise, par la force des choses, à travailler en usine, Navel ira bientôt habiter Maidières, un village voisin où il découvrira les richesses de la campagne qui le marqueront à jamais.
« Ma jeunesse ne fut pas malheureuse, je n’eus jamais faim. Mon père, ma mère ne me battaient pas, que je me souvienne. Je n‘ai vraiment souffert que de l’école, que ce soit la maternelle ou la grande (…) celle-là qui, en voulant me donner de l’instruction, s’appliquait sans le savoir à tarir les sources qui rendent heureux. (…) J’ai détesté cette école avec la même intensité que tous les lieux où il m’a fallu vivre enfermé : école, usine, caserne. »
En 1915, la région étant bombardée, le front très proche, Navel gagne l’Algérie avec un convoi d’enfants organisé par la Croix-Rouge. Il y restera six mois, avant de rejoindre sa famille évacuée à Lyon.
Son père, « amer mais résigné », qui travaillait comme manœuvre dans les hauts fourneaux de Pont-à-Mousson, a trouvé du boulot dans une brasserie. Sa mère « se promenait là avec autant de plaisir que dans les champs ».
« Toutes les mères se ressemblaient, écrira-t-il dans Travaux. C’étaient des femmes à ride et à larmes. Leurs mains tannées sentaient l’ail. La mienne avait beaucoup pleuré, elle avait des lacs de larmes derrière ses lunettes, mais le reste du visage, du front à la bouche, continuait de sourire, la voix aussi. »
À douze ans, de son plein gré, il entre à l’atelier où un de ses frères travaille. « En entrant dans un atelier, j’apprenais plus vite la vie. » Sinistre apprentissage : étamage des bidons de soldats, dix heures par jour dans la puanteur des acides.
Peu après l’armistice, il travaille avec les maçons, au bord d’un canal du Rhône : « J’avais insisté et presque obligé le vieux chef maçon à m’admettre sur le chantier. Je tenais le coup, mais juste à la limite. (…) Un jour, excédé du maçon et du manœuvre, en pleurant je quittai le chantier. »
En grattant son livret de travail pour se donner quinze ans, il entre dans un atelier où il travaille à l’étau. « Ma jugeote et le hasard seuls me guidaient ». « J’avais de la défense, dira-t-il au cours d’une interview, je n’ai jamais envié les jeunes bourgeois. »
Navel, adolescent qui avait jusqu’alors gardé confiance dans le monde des adultes, va être bouleversé en apprenant, par son frère Lucien, anarcho-syndicaliste, le monde de l’exploitation industrielle, des marchands de canons.
« … Comme chez nous on est obligé en somme d’aimer le boulot, j’ai aimé le boulot avant qu’il y ait ce dévoilement, le dévoilement sur la société telle qu’elle semblait être. Des conversations avec mon frère, tout ce que j’ai compris, c’est qu’on était une classe inférieure, parquée, et méprisée, du bétail. »
Il lit La vie tragique des travailleurs, des frères Bonneff, entre en contact avec des militants : « … les hommes me paraissaient bien, et en effet, c’est les militants de la première CGT ; ce sont des gens qui lisent, c’étaient des syndicalistes révolutionnaires, ou anarcho-syndicalistes, ils ont de la trempe ; d’origine paysanne, ils sont ouvriers, ils ont de l’esprit, du bagout, de la force… »
À Lyon, il fréquente les réunions de l’Union des Syndicats, la Libre Pensée, le groupe libertaire de la rue Marignan, les individualistes ; il lit Le Réveil de l’esclave, la Mêlée, l’En-dehors, discute avec ses camarades de la révolution russe.
En 1922, ses parents partent à Lunéville, près de leur fille aînée. Navel, jeune ajusteur, continue à dévorer livres et revues. Parti en Algérie pour se faire berger, il tombe dans une année de sécheresse et de famine, travaille à la réparation de wagons, rentre à Lyon où il est embauché aux usines Berliet de Vénissieux. C’est son premier contact avec la grande usine, la désespérante monotonie de l’ouvrier-robot, le travail chronométré, le système Taylor, « la tristesse fatale à la grande industrie ». Évoquant cette période, il écrira dans Travaux : « Le travail ne justifie rien. Le travail justifie le charron dans un village. Incontestablement, il voit les services qu’il rend. Il justifie l’artisan, le menuisier, le plombier, l’ébéniste qui voient la tête de leur client. Il ne justifie pas le travailleur de la grande industrie qui produit pour la guerre une pièce en ignorant où elle va dans l’ensemble de la machine… »
Encagé dans cette usine, il rumine sur la perte de ses illusions. « J’avais trop rêvé de la société future, je ne savais plus vivre dans celle-ci. Après le doute, les illusions révolutionnaires m’avaient quitté par arrachement. Je restais pénétré de la légitimité des aspirations libertaires, mais je ne croyais plus à leur réalisation. »
Sa vie nomade sera continuellement balancée entre la ville, l’usine (Berliet, Renault, Citroën) et la campagne, le Midi, où il sera terrassier, paludier, jardinier, saisonnier, apiculteur… Pendant sept ans insoumis, il décidera, en 1933, de régulariser sa situation et sera condamné à deux ans de prison avec sursis.
Un moment de sa vie l’amènera dans la colonie libertaire de Bascon, près de Château-Thierry, après sa rencontre avec Butaud, fondateur de la communauté et créateur d’un foyer végétarien à Paris. En août 1936, Navel rejoint les milices de la CNT en Espagne. Il regagnera la France peu après, démoralisé par le manque d’organisation des combattants.
Le philosophe Bernard Groethuysen l’ayant poussé à écrire, il publiera son premier livre, Travaux, en 1945, chez Stock 1, et remportera un grand succès.
D’autres œuvres autobiographiques suivront :
Parcours (Gallimard, 1950), Sable et Limon (Gallimard, 1952) – admirable correspondance de Navel avec Groethuysen 2Chacun son royaume (Gallimard, 1960) et Passage (Le sycomore, 1982).
Il écrira quelques articles dans la presse et collaborera au journal Libération en 1983.
Un sociologue comme Georges Friedmann consacrera de longues pages à Travaux, « incomparable document » 3. Ce merveilleux petit livre dépasse de loin le témoignage ouvrier, la littérature prolétarienne. C’est l’histoire d’une vie, l’histoire d’un homme dans les veines duquel coule « un sang d’usine ». Il traverse une vie difficile, douloureuse, il connaît le cafard, le désespoir, il rate son suicide d’adolescent, il arrive finalement et à travers le travail « les pouvoirs illuminants de l’attention », à découvrir « qu’il n’existe qu’une sorte de liberté, celle de gouverner ses pensées, que tout le reste est dépendance… » Ce qu’il raconte dans le chapitre Solitude : « Rien n’abrutit un homme qui ne veut pas être abruti (…) j’accepterais la vie, je voulais savoir, même plusieurs fois par nuit, que j’étais au monde… »
Salut à toi, l’ami Navel, qui avait demandé dans ses dernières volontés : « Ni fleurs ni couronnes ni consternation, que la gaîté règne, la franche gaîté jubilante. »

Jean-Pierre Canon



1. Travaux sera plus tard réédité dans la collection de poche Folio. En vente à la librairie du Monde Libertaire au prix de 25,50 F
2. Sable et Limon est en vente à la librairie du Monde Libertaire au prix de 160 F.
3. Où va le travail humain ?, Georges Friedmann, Gallimard 1950.