Sous le plateau des mille vaches

mis en ligne le 25 novembre 2010
En rejetant la demande d’annulation de la procédure antiterroriste visant le « groupe de Tarnac », la cour d’appel de Paris a validé, le 22 octobre dernier, l’intégralité de l’enquête, estimant dans son arrêt que « les observations réalisées sur le groupe [ont permis] d’avérer sa volonté d’agir de manière concertée et violente afin de porter atteinte à l’État, ses représentants et ses infrastructures ».
Réveillés par ce nouveau rebondissement de l’affaire dite « de Tarnac », les observateurs jouent les étonnés. Comment d’éminents magistrats ont-ils pu accorder leur imprimatur à un travail policier qui, depuis deux ans, respire l’embrouille à plein nez ?
La Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), pour qui Tarnac fut la première enquête menée aux côtés de la sous-direction antiterroriste (SDAT), trimballe d’assez jolies casseroles, la dernière en date étant son rôle dans la surveillance de journalistes et ses investigations, sur ordre de l’Élysée, pour détecter les sources d’information ayant permis de lever certains lièvres dans les jardins des grands argentiers de la République.
Ce crime de lèse-reporters paraît avoir ragaillardi les hérauts du devoir d’informer, parmi lesquels on aurait peine aujourd’hui à trouver une seule plume capable de défendre un dossier aussi vide qu’un képi. L’affaire de Tarnac s’oriente désormais vers la cour de cassation, sur laquelle une pluie d’actes et de requêtes en nullité va s’abattre. « La police n’a eu de cesse dans ce dossier de violer les règles élémentaires du code de procédure pénale », prévenait l’un des avocats de Julien Coupat au prononcé de l’arrêt de la cour d’appel.
« L’affaire de Tarnac nous concerne tous », plaidait Edwy Plenel, un an et demi plus tôt sur Mediapart. « Parce que son déroulement met en péril plusieurs principes démocratiques vitaux : la présomption d’innocence, les libertés d’opinion et d’expression, voire, au-delà, la liberté de conscience, c’est-à-dire le libre choix des valeurs qui conduisent une existence. » Plenel rejoignait alors le concert des Dominique Voynet, Cécile Duflot, Nicole Borvo (sénatrice PC), André Vallini (secrétaire national du PS chargé de la Justice), Arnaud Montebourg (qui exigea la démission de la ministre de l’Intérieur d’alors, Michèle Alliot-Marie), et même François Hollande qui, peu après la libération de Julien Coupat, en demandant au gouvernement une « explication nécessaire » au sujet de la fameuse enquête sur les sabotages des lignes TGV, s’interrogeait gravement : « est-ce qu’avoir des idées révolutionnaires, c’est tomber sous le coup de procédures antiterroristes ? » 1 Sur cette question, il est vrai que le PS n’a rien à craindre…
Deux ouvrages au moins 2 sont parus sur l’affaire, et d’ici à ce que cette dernière soit jugée (ce qui n’est nullement impossible), d’autres titres pourraient bien s’ajouter à cette bibliographie naissante. Ainsi, on s’est emparé de l’affaire de Tarnac pour, patiemment et sûrement, la vider de toute signification, de toute portée et en extraire, soit des mythes, soit une morale volatile que l’on s’empressera d’oublier sitôt le dossier classé.
Qu’on se souvienne de l’affaire d’Outreau. Par exemple.
La présomption d’innocence bafouée pour Coupat et les siens ? Mais elle l’est toujours ! Une enquête entachée d’irrégularités, des pressions policières, des éléments utilisés pour nourrir une théorie préétablie ? Il s’agit là, dans son effrayante banalité, de la vérité judiciaire qui est toujours le résultat d’une construction. Et ceci est valable pour le voleur de pommes comme pour le « terroriste » menaçant l’ordre bourgeois et républicain.
Soumis à la pression du capitalisme, privé de considérables sources de revenu, l’État dégraisse ses effectifs, baisse les dépenses publiques et assure, pour certaines de ses institutions (c’est le cas de la Justice), l’entretien minimum. À une époque où le fossé entre possédants et possédés se creuse, où l’insécurité sociale gagne maintenant les classes moyennes, un grand changement s’opère au cœur des principes qui régissaient, jusqu’à présent, le droit : de nouveaux dispositifs se mettent en place qui permettent de traiter, avec un minimum de moyens, des quantités importantes de dossiers (et par dossiers, il faut entendre : êtres humains capturés par le pouvoir). En 1997, le Parlement adoptait la loi sur le placement sous bracelet électronique de certains détenus (condamnés à de courtes peines – moins d’un an – et ceux condamnés à de longues peines lorsqu’il leur reste moins d’un an de prison à exécuter), inaugurant une forme inédite de « prison portative » ; la loi sur les peines plancher appliquée aux récidivistes, adoptée en 2005, permet de prononcer une sentence d’après un simple barème ; dans la foulée, la loi sur la récidive étendait le champ d’application du bracelet électronique, présenté comme « une mesure de sûreté » et donc inscrit désormais dans le cadre du suivi sociojudiciaire ; validée en 2008, la loi sur la rétention de sûreté autorise l’enfermement à vie de « criminels dangereux », dans des centres spécialisés, à leur sortie de prison…
En ce qui concerne cette dernière mesure, la notion de dangerosité est capitale. Qu’elle ne soit pas définie juridiquement ne pose aucun problème aux magistrats ni aux politiques : elle jouit d’une aura scientifique – que les experts psychiatres commis par les juges ne cessent d’entretenir – et permet d’établir un diagnostic. Dans le cas de l’affaire Tarnac, on notera que les enquêteurs estiment avoir démantelé une organisation « préterroriste ». Le « préterrorisme », une nouveauté cons­truite par les flics (des Renseignements généraux, notamment), rejoint la logique de la loi anti-bandes du 2 mars 2010, qui réprime notamment « le fait pour une personne de participer sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation […] de violences volontaires contre les personnes ou de destruction ou dégradations de biens ».
En même temps qu’elle s’organise pour expédier à vil prix ses dossiers, la justice devient prédictive. Se prononçant sur les intentions, elle ouvre à la vérité judiciaire un champ de construction quasi infini. Nous assistons là à une nouvelle forme d’organisation totalitaire, dont l’examen est ici limité à la Justice, mais qui mériterait sans doute une exploration plus complète.
Un tel constat aurait de quoi nous glacer. Si nous avons bien des raisons d’être inquiets, nous n’en avons aucune de nous résigner. Les dispositifs d’exploitation et de domination sont efficaces tant que les dominés et les exploités restent éparpillés. Edwy Plenel, pour le citer une dernière fois, tout en défendant le « groupe de Tarnac » contre une justice qui aurait perdu de son humanisme républicain, prend soin de dépeindre un « groupe de jeunes anarchistes radicaux, entre doux rêveurs et extrémistes illuminés ». Cette volonté, si répandue dans les médias, de réduire les contestataires, les révoltés, les révolutionnaires à de simples marginaux, n’est évidemment pas anodine. Derrière un tel mépris, il y a, à n’en pas douter, la crainte de nous voir œuvrer en commun à des tâches précises.
Tout autant que nous sommes, nous aurions tort, je crois, de nous en priver.



1. Grand rendez-vous Europe 1-Aujourd’hui en France, 31 mai 2009.
2. Alain Brossat, Tous Coupat, tous coupables : le moralisme antiviolence, Nouvelles éd. Lignes, 2009 ; Marcel Gay, Le coup de Tarnac, F. Massot, 2009.